A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, nous revenons à travers une série d’article sur les apports essentiels du marxisme à l’analyse sérieuse de la société moderne. Premier épisode !
« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ».
C’était avec un certains lyrisme que Marx annoncé l’arrivé d’un nouveau courant philosophique qui allait bouleverser le monde. Un paradoxe demeure pourtant : ce même courant s’est matérialisé le plus fortement au moment où Marx quittait son enveloppe terrestre pour rejoindre l’Eden. Car Marx a deux cents ans ! Et il continue pourtant de faire l’actualité, de créer questionnement et réflexion dans de nombreux esprits, alors qu’il n’y a rien de plus assassin que le temps. On peut donc se demander ce que cet homme avait de si particulier pour que chacun se rappelle de lui ? Pourquoi sa parole fut si importante au point que ceux qui se réclament de sa pensée se contentent de rajouter un « isme » à son nom pour qualifier leur mouvement ?
Avant même d’entrer plus en détails sur les différents éléments philosophiques et politiques que Marx avait soulevés dans son œuvre, il convient de revenir sur l’histoire personnelle de ce protagoniste intellectuel. Si l’exercice biographique peut paraître parfois futile, il est dans ce cas nécessaire. Le marxisme a ceci de commun avec Rome : il ne s’est pas fait en un jour. En effet, c’est par sa confrontation au réel durant sa vie que Marx a réussi à faire de sa pensée un objet évolutif, complexe et riche.
Karl Marx est né en 1818 à Trèves, dans la province du Bas-Rhin, au sein du royaume de Prusse qui commençait à devenir hégémonique au sein de la région allemande, dans le cadre d’une famille bourgeoise d’origine juive. Son père, Heinrich Marx, était avocat et fils d’un rabbin, tout comme sa mère Henriette Pressburg. Marx fut cependant baptisé selon le rite luthérien, auquel son père s’était converti auparavant. Après avoir étudié dans le secondaire à Trèves, il part pour Bonn étudier le droit en 1835. Puis il rejoignit l’université de Berlin pour y étudier la philosophie. C’est alors qu’il rentre dans le cercle des « jeunes hégéliens », tout comme Bruno Bauer ; un mouvement de jeunes philosophes de gauche se réclamant de la pensée de Hegel. Il finit ses études en 1841 par la présentation d’une thèse de doctorat : Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure. Après être reparti pour Bonn dans l’espoir de devenir professeur, ses aspirations furent arrêtées par la politique répressive prussienne qui l’empêchait de rejoindre cette profession. En 1842, il devient journaliste et rejoint avec Bruno Bauer le journal « la Gazette Rhénane ». En octobre 1842, Marx en devient le rédacteur en chef et s’installe à Cologne. Cependant les positions subversives du journal provoquent le courroux des autorités, et Marx est contraint de quitter cette activité en 1843. Cette même année il épouse Jenny von Westphalen, issue d’une famille très conservatrice, qui fut son infatigable compagnonne malgré les difficultés politiques et financières. Ayant rompu avec les « jeunes hégéliens », suivant les traces de Feuerbach, il part pour Paris où il continue ses activités de journaliste. C’est alors qu’il fait la connaissance d’un homme déterminant : Friedrich Engels. Ce dernier, souvent trop sous-estimé, fut l’élément-clé qui permit à Marx de théoriser sa rupture avec l’hégélisme et de fonder une nouvelle philosophie matérialiste. Si le marxisme prend ses racines étymologiques dans le nom de Marx, c’est bien par ce duo qu’il naquit. Ces deux esprits furent rapidement productifs et se firent remarquer par l’écriture de «La Sainte Famille ou Critique de la critique critique » en 1844. Ouvrage dans lequel ils critiquent férocement l’idéalisme des « jeunes hégéliens », particulièrement de Bruno Bauer. Ils enchaînent directement sur le deuxième ouvrage issu de leur collaboration en 1846 : L’Idéologie allemande. Œuvre plus consistante que la précédente, Marx et Engels y exposent les bases d’un matérialisme historique qui cherche à étudier l’organisation sociale, les structures et l’Etat pour comprendre les mouvements historiques humains et qui cherche à rompre avec les polémiques métaphysiques obscures. Mais l’ouvrage ne trouva aucun éditeur du vivant de Marx.
Auteur révolutionnaire, Marx cherchait aussi à devenir un homme d’action. A Paris, il commence à fréquenter le milieu socialiste français, toujours accompagné d’Engels. Il fait la rencontre de Pierre-Joseph Proudhon, théoricien socialiste très influent dans le milieu révolutionnaire français. Au départ relativement admiratif du bonhomme, Marx se confronta rapidement avec le penseur parisien. Étant contraint de quitter Paris, à cause d’un décret, pour déménager à Bruxelles en 1846, Marx chercha à entretenir une correspondance avec Proudhon, mais ce dernier ne répondit jamais à cette demande. Ce dernier écrivit en 1846 un ouvrage nommé Philosophie de la misère. Affolé par les théories présentées dans cette œuvre, Marx lui répliqua dans Misère de la philosophie où il démonte clairement les visions proudhoniennes de l’économie politique et moque notamment de ses positions contre la grève ouvrière (sujet qui fut source de débat dans le milieu socialiste, nous en parlerons plus loin). La rupture étant consommée, Marx et Engels rejoignent en 1847 la Ligue des communistes (organisations créée en 1836, s’appelant autrefois Ligue des justes). Au sein de ce petit groupe, les deux penseurs allemands théorisèrent un « socialisme scientifique » explicitement basé sur une analyse historique et s’appuyant sur le réel. Leurs théories se matérialisèrent par la production d’un court ouvrage de référence pour le compte de la Ligue en 1848 : le Manifeste du parti communiste. Dans ce dernier, au travers d’une analyse des sociétés passées et présentes, ils donnent les perspectives de lutte que doivent être celles du prolétariat en terminant par une série de mesures programmatiques.
Avec la Révolution française de 1848, Marx déménage régulièrement et fini par atterrir à Londres en 1849 grâce à son ami Engels. Dans une situation financière délicate, Marx assiste impuissant aux effets de la misère sur sa famille. Un de ses jeunes enfants, Edgar, meurt de faim ; Jenny et Karl n’auront pas assez d’argent pour lui offrir un cercueil. Pour essayer de gagner sa vie, il écrit des séries d’articles où ils analysent l’actualité, qui sont parfois rassemblés dans des recueils, à l’image de l’ouvrage Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Mais c’est surtout en 1862 qu’il commence d’entamer son travail de référence, l’œuvre de toute sa vie intellectuelle : Le Capital. Relativement isolé politiquement, il sort de l’ombre lorsqu’en 1864 est fondée à Londres l’Association internationale des travailleurs (AIT), connue aussi comme étant la « Première internationale ». Cette organisation avait pour but de rassembler les différents mouvements socialistes afin d’obtenir des revendications et des luttes communes à l’échelle internationale. Or les courants socialistes sont à l’époque très nombreux et très divisés. Souvent formés autour d’un « grand penseur » – tel que ceux de Proudhon, de Blanqui, de Fourier, de Saint-Simon, de Lassalle – les débats entre ces courants ont parfois une nature presque théologique et souvent hors-sol. Dans son ouvrage Naissance du socialisme moderne, l’historien Michel Cordillot divise ces courants en deux grandes tendances : le mutuellisme et le collectivisme (dont Marx fait partie). Marx fut très actif au sein de l’AIT, ce qui permit de lui donner une certaine reconnaissance dans le milieu socialiste européen. Mais contrairement à ce que l’on raconte parfois par facilité, la naissance de l’AIT ne fut pas l’occasion de l’avènement immédiat du marxisme sur les autres courants socialistes. Ce fut plus délicat et lent. En effet les penseurs « mutuellistes » avaient encore une grande influence, à l’image de Proudhon. Le débat entre ces deux courants portait sur l’idée générale de savoir si la classe ouvrière avait vocation à construire sa propre société en sortant de la société bourgeoise, ou au contraire si elle devait arracher directement le pouvoir à la classe dominante par ses propres moyens. Au centre de ce débat général, deux questions concrètes : le travail des femmes et la grève ouvrière. Pour les mutuellistes, surtout les proudhoniens, les femmes ne doivent pas travailler et le grève aura des effets désastreux pour les prolétaires. Mais en 1867, éclate la grève des bronziers à Paris et après des semaines de lutte, les ouvriers obtiennent gain de cause sur le patronat. La grève montre par ces victoires qu’elle est outil efficace de lutte et les mutuellistes perdent donc de l’influence. Coïncidence, le tome 1 du Capital sortait cette année-là. A contrario, Marx gagne en notoriété par ses activités au sein de l’AIT ; ses écrits servent parfois de textes introductifs pour les réunions et les congrès de l’AIT, comme l’ouvrage Salaire, prix et profits. Mais c’est avec La Guerre civile en France, œuvre qui analyse la défaite de la Commune de Paris en 1871, que le vieux barbu allemand trouve une reconnaissance au sein du mouvement ouvrier. Pourtant Marx ne change pas ses habitudes. N’ayant pas sa langue dans sa poche lorsqu’il est en désaccord, il rentre en conflit ouvert avec le militant russe Bakounine dont il n’apprécie pas les positions mutuellistes et fédéralistes.
Sa santé se dégradant à partir de 1872, Marx se met en retrait des activités politiques et essaie de revenir à ses travaux écrits sur lesquels il a pris beaucoup de retard. Il laisse le soin à Engels, son ami de confiance, de suivre l’actualité politique, particulièrement dans le jeune Etat allemand où les mouvements socialistes sont très dynamiques. C’est d’ailleurs dans cette région que se forme en 1875 le premier parti socialiste unifié, le futur Parti social-démocrate allemand (SPD) lors du congrès de Gotha. Marx reprendra la plume et son esprit tranché pour formuler une critique sévère du programme du jeune parti (Critique du programme de Gotha). Il reproche, entre autres choses, à ses camarades d’avoir une vision trop abstraite du travail, défini comme simple « producteur de richesse » et mettant de côté les problèmes causés par l’organisation salariale du travail. D’une façon générale, Marx a du mal à s’entendre avec ces nouveaux disciples qui se réclament de sa pensée. Il faut avoir conscience que les écrits de Marx seront rarement édités durant son vivant, comme le montre l’historienne Jacqueline Cahen. Ainsi la pensée marxiste est souvent diffusée oralement, avec les risques de schématisation et de simplification que cela contient. En France, il n’est pas plus tendre avec ses nouveaux « héritiers » autoproclamés. Les polémiques sont vives avec son gendre Paul Lafargue et le socialiste Jules Guesde, à qui il reproche de travestir sa pensée en cherchant à la diffuser en France. A tel point qu’Engels révélera dans une correspondance avec Bernstein, que Marx avait déclaré « si c’est cela le marxisme, alors tout ce que je sais c’est que je ne suis pas marxiste ».
Gravement malade, il cherche à se faire soigner à Alger, mais rien n’y fait. Il meurt dans son canapé à Londres en 1883, rejoignant ainsi son épouse, Jenny, elle-même morte en 1881.Il laisse ainsi un héritage intellectuel puissant, auquel l’essentiel des courants socialistes adhérèrent après sa mort. Pourtant les débats sur l’héritage de Marx prirent une dimension encore plus élevée, malgré les efforts d’Engels. Alors qu’à la fin du XIXème siècle est fondée la « Deuxième internationale », les socialistes se disputent sur les stratégies à mettre en place pour assurer la victoire prolétarienne. Un courant apparaît alors, guidé par Eduard Bernstein : le réformisme. D’autres se réclament comme les garants de l’orthodoxie marxienne, à l’image de Karl Kautsky. Pourtant, ils seront tous les responsables de la dérive de la Deuxième internationale vers la collaboration avec l’impérialisme et la répression anti-ouvrière. Jusqu’à ce qu’en 1917, dans une contrée lointaine à l’Est, de jeunes militants russes montrèrent à l’ensemble du monde à quoi peut ressembler une révolution prolétarienne.
La pensée de Marx, ses œuvres ainsi que celles des auteurs qui ont continué son travail, constituent tous ensemble un immense abysse dont nous n’avons pas encore vu le fond et qui est pourtant si essentiel d’étudier, quitte à parfois en boire la tasse.