La dette publique est-elle un problème ? À l’occasion de l’émission “L’économie c’est politique mon coco!” sur la radio Arts-Mada le 10 mars, nous avons rencontré Frédéric Boccara, économiste, membre du CESE et de l’exécutif national du PCF.
La dette publique en France est de plus de 2 600 milliards d’euros, c’est-à-dire l’équivalent de plus que 100% du produit intérieur brut (PIB). Est-ce que ça pose un problème politique ?
Cette question est une question majeure, mais il ne faut pas entrer dedans par la dette. On veut faire peur avec la dette ! Il faut savoir que les États-unis aussi ont plus de 100% de dette publique, le Japon 200 %, l’Allemagne moins autour de 60%. C’est une question à traiter. Il y a ceux qui font peur et il y a ceux qui nient le problème. Je pense qu’il ne faut pas faire peur et dire “c’est affreux”, parce que ça paralyse, et ni non plus annuler. Ceux qui nient les problèmes, comme Bruno Le Maire, disent “la croissance va répondre à tout”, à gauche ceux-là disent aussi “il suffit d’avoir de la croissance”. Il y a une chose vraie, c’est que le problème de cette dette est d’être dans les mains des marchés financiers.
Qui détient cette dette ?
Elle est détenue d’abord par les marchés financiers. Pourquoi l’Etat s’endette ? Parce qu’il décide plus de dépenses qu’il n’a de recettes. Il anticipe les recettes qui vont venir demain : j’emprunte plus et je vais financer avec les recettes de demain. Là, ce n’est pas du tout un problème. L’Etat n’est pas un ménage, c’est la nation, elle peut produire, elle peut se développer, et normalement on avale la dette par la croissance, par le développement, comme on l’a fait après 1945. Mais ça ne se fait pas naturellement : le capital va empêcher qu’on avale la dette, il va pomper !
L’Etat émet des titres, il emprunte aux marchés financiers, c’est-à-dire à Black Rock, à la Société générale, à la BNP, aux fonds d’investissements, mais la banque centrale garantit à ces banques qu’elle leur rachètera leurs titres. En réalité c’est un mécanisme très pervers : c’est aux conditions des marchés financiers, c’est eux qui décident s’ils achètent ou pas et à quels prix ; deuxièmement, cette dette est un papier qui circule sur les marchés financiers, et il est soumis à la spéculation : le titre peut monter ou descendre, ça peut poser des problèmes demain. Troisièmement, les marchés savent que de toute façon la Banque centrale européenne va les engraisser.
Cet argent n’est pas prêté par générosité… Qui paie pour la dette ?
Il y a une envolée récente de la dette : 150 milliards d’euros de plus avec la dette Covid-19. Ces 150 milliards d’emprunts se sont faits à 0% d’intérêts. Mais pour les 2600 milliards d’euros de dette publique, on paie des intérêts dessus, l’Etat paie. On paie 36 milliards d’euros d’intérêts de dette chaque année, c’est-à-dire autant qu’un budget de l’éducation nationale. C’est le premier problème. Le deuxième est que ça gonfle les marchés financiers. L’enjeu est de sortir la dette publique des mains des marchés financiers, pour la mettre dans celles des banques publiques. On peut faire un pôle public bancaire en France, qui serait un fonds public pour l’emploi, la formation et la transition écologique. Ce serait une dette qui ne circule plus, qui serait à 0% d’intérêts, financés par la création monétaire. Il faut que cet argent aille à une croissance saine.
L’enjeu de la dette est : qu’est-ce qu’on en fait ? Comment on l’utilise ? Ceux qui ont peur n’ont pas totalement tort : il faut régler le problème de la dette. Ceux qui disent qu’on va absorber la dette par la croissance n’ont pas totalement tort non plus. Pourquoi être paralysés par la dette et vouloir l’annuler comme Jean-Luc Mélenchon, ou comme François Bayrou qui veut la mettre dans un fonds “Covid” : pas d’austérité sur la dette Covid, mais de l’austérité sur l’autre dette. Il faut avant tout financer la dette autrement que par les marchés financiers. Il faut des institutions démocratiques et une bataille pour utiliser cet argent public. Tous les secteurs économiques peuvent mener cette bataille : l’argent de la Banque centrale européenne doit être utilisé pour des recrutements à l’hôpital, pour développer les PME, pour développer l’emploi et les services publics. C’est ça qui permettrait qu’on avale la dette publique et qu’on se lance dans un autre développement !
La réponse n’est donc pas non plus de revenir à l’austérité pour payer la dette ?
Il ne faut pas annuler la dette pour éviter l’austérité. L’austérité a déjà lieu aujourd’hui : on ne recrute pas à l’hôpital. C’est en faisant du développement orienté vers les besoins sociaux qu’on sort de l’austérité et qu’on financera la dette à terme. Mais les gens vont dire : et l’inflation ? et la valeur de la monnaie ? Mais comme on s’appuie sur toute l’Union européenne, sur la masse de l’euro, on peut encaisser pendant plusieurs années l’élément d’impulsion, et l’effet de la dépense viendra après.
Actuellement les taux d’intérêts sont assez faibles… Il faut des moyens financiers considérables si on veut mener une politique de développement, notamment pour les services publics, comment faire pour que les emprunts ne nourrissent pas une bulle spéculative ?
Je préfère parler d’avances que d’emprunts. Il faut faire des avances qui ne vont pas dépendre des marchés financiers, et qui vont nous permettre de nous développer. C’est la création monétaire. La banque centrale peut créer de la monnaie, mais aujourd’hui elle le fait pour l’injecter dans les marchés financiers. Elle peut le faire pour financer les services publics. La banque centrale américaine (la FED) fait beaucoup plus que la nôtre : elle a créé en monnaie 100% du PIB (c’est-à-dire la richesse des États-unis), alors qu’en Union européenne on est qu’à 60%.
Mais c’est interdit par les traités européens : la banque centrale n’a pas le droit de prêter directement aux Etats. D’abord, les traités ne sont pas respectés, on peut très bien s’en émanciper. Mais on peut aussi utiliser un dispositif qui existe actuellement : la banque centrale européenne peut financer un fonds public, démocratique, avec les organisations syndicales, les associations, les organisations de jeunesse, les députés… Ce fonds va recevoir l’argent de la BCE et va le redistribuer et financer les dépenses à 0% d’intérêts, voire à taux négatifs, si elles développent l’université, l’hôpital, l’emploi dans les entreprises, les services publics…
Alors on ne déverse pas l’argent public aveuglément ? On décide démocratiquement de ce qu’on fait de cet argent ?
Aujourd’hui, ce sont les marchés qui décident. Aujourd’hui si la BCE crée de l’argent, il ne va pas à l’hôpital, il va au capital. Sanofi va recevoir de l’argent et va délocaliser. L’Etat va recevoir de l’argent et rembourser les 36 milliards d’euros d’intérêts par an, sans développer l’hôpital. La démocratie est fondamentale : il y a une bataille de classe en réalité. Certains disent : “cet argent, c’est la planche à billets, c’est du keynésianisme”. Non, c’est du keynésianisme seulement si on n’oriente pas vraiment l’argent dans une direction de classe : cet argent va-t-il au capital ou au développement des capacités humaines, à une transformation écologique ? Le mot finance vient de finalité : de l’argent, pour une finalité.