Le confinement devrait durer et c’est l’occasion de se plonger dans la lecture. Nous vous proposons la présentation d’un ouvrage sorti il y a plus de dix ans, mais qui offre aujourd’hui un regard toujours d’actualité sur Cuba.
En 2007 paraissait aux éditions Fayard un volumineux ouvrage d’entretiens avec un des derniers « géants du siècle »: Fidel Castro. Au travers de plus de cent heures d’entretiens, le fondateur d’ATTAC Ignacio Ramonet permet aux lecteurs de comprendre le développement de la révolution cubaine par la voix d’un de ses acteurs les plus emblématiques.
Le confinement, qui vient d’être à nouveau prolongé, nous offre une belle occasion de nous plonger dans la tourmente des 60 dernières années sur l’île caribéenne, entre aspirations révolutionnaires et tentatives de déstabilisations étasuniennes.
« Des milliers de médecins cubains ont prêté leurs services internationalistes dans les endroits les plus reculés et les plus inhospitaliers. Un jour j’ai dit que nous ne pourrions jamais et ne ferions jamais d’attaques préventives et surprises contre n’importe quel coin perdu du monde, mais qu’au lieu de cela, notre pays peut envoyer des médecins […]. Des médecins, pas des bombes ! »
Ces mots prononcés par le « père de la révolution » Fidel Castro en 2003, lors d’une allocution devant les étudiants et les travailleurs de Buenos Aires, raisonnent aujourd’hui intensément. À l’heure où le gouvernement étasunien s’efforce de maintenir le blocus meurtrier sur l’île caribéenne. Partout dans le monde les médecins cubains apparaissent comme « des experts en urgences sanitaires », apportant une aide considérable, présents dans plus de 38 pays.
Bien loin d’une action charitable, il s’agit ici de l’application la plus concrète de la doctrine internationaliste, mot d’ordre de la politique diplomatique cubaine.
Couplé à l’efficacité du système de santé, salué à plusieurs reprises par l’OMS, cette solidarité internationale a permis de nombreuses interventions, qui feront la fierté du pays : la prise en charge de civils ukrainiens après l’accident nucléaire de Tchernobyl, les interventions liées aux catastrophes naturelles de 2005, notamment dans la région du Cachemire et au Guatemala, la lutte contre le VIH et le virus Ebola en Afrique de l’Ouest, ou encore la gestion des centaines de blessés du massacre de Cassinga pendant la guerre civile angolaise.
Comprendre le processus révolutionnaire:
N’émanant évidemment pas de la divine providence, cette gestion plus que performante de la santé, publique et gratuite, au même titre que celle du système éducatif, résulte de choix politiques. En ce sens, la Révolution de 1959 fixe les axes et les priorités du régime socialiste, alimenté par soixante années d’organisation révolutionnaire.
Ignacio Ramonet, ancien directeur du mensuel « Le Monde Diplomatique », qualifiera même Cuba de « superpuissance médicale » lors d’un de ses nombreux entretiens avec Fidel Castro, dont résulte son ouvrage « Biographie à deux voix ». Ce terme déplait alors au dirigeant cubain, préférant affirmer que cela permet simplement à Cuba d’occuper « une place particulière dans l’histoire de l’humanité ».
En effet, le système social cubain apparaît comme une exception ramené à la taille du pays : une espérance de vie supérieure à celle des États-Unis, le taux de mortalité infantile le plus faible du continent, et surtout une densité de médecins par habitant colossale (7,52 pour 1000 habitants en 2014, contre 3,21 en France.). Dans l’ouvrage, Fidel Castro prévoyait pour 2018 de dépasser la barre des 100 000 médecins. Un objectif presque atteint puisqu’aujourd’hui l’île en compte plus de 95 000.
La méthode journalistique particulière de l’auteur, et sa proximité avec l’homme d’État permet à Fidel Castro de dévoiler minutieusement toute son histoire: son enfance à Biran dans une propriété agricole particulièrement aisée, son appréhension de la dictature, de Machado à Baptista, des premiers assauts du « Mouvement du 26 juillet » créé en 1955 par Castro à la prise du Palais présidentiel, ses relations avec le Che, l’administration du pays pendant la guerre froide, la continuité du pays après les Castro… Et tant d’autres sujets.
Assimiler les clés de la révolution
« Déclarons notre volonté que la loi suprême de la République soit présidée par cette profonde aspiration, d’ores et déjà atteinte, de José Martí : “Je veux que la loi première de notre République soit le culte des Cubains à la dignité pleine de l’homme” […] »
Extrait du préambule de la Constitution cubaine de 2019.
Bien différent d’une simple chronologie de faits, l’ouvrage permet de comprendre le cheminement d’un des acteurs principaux de la révolution vers la construction de la République socialiste cubaine.
En revenant le plus précisément possible sur les épisodes marquant de la jeunesse du « Comandante », le livre expose le milieu dans lequel se sont forgés le révolutionnaire, et avec lui la révolution. L’influence de la guerre d’Espagne; son vécu lointain de la campagne fasciste d’Abyssinie et des événements de la Seconde Guerre mondiale; l’admiration qu’il porte pour Antonio Guiteras, malgré sa ferme opposition à la loi de nationalisation du travail qu’il juge injuste, car donnant lieu à une expulsion massive d’Haïtiens; les débuts de l’ère Batista et l’omniprésence insupportable des États-Unis, tant sur le plan physique que politique…
Toutes ces clés permettent de comprendre les prémices de la Révolution.
Par l’intermédiaire des questions d’Ignacio Ramonet, Castro délivre toutes les sphères d’influence qui ont inspiré les jeunes assaillants de la caserne de Moncada. Au-delà de la visée « marxiste-léniniste » connue du grand public et ouvertement revendiquée puisqu’inscrite dans la constitution, il insiste sur l’importance des grandes figures de l’indépendantisme cubain: Bolívar, Carlos de Céspedes, Maximo Gomez, Antonio Maceo, et bien entendu, José Martí, considéré comme un des héros national et dont la date de naissance est un jour férié à Cuba depuis la révolution.
Pour Fidel Castro, la révolution débute bien avant sa naissance, dès le 10 octobre 1868, avec la première guerre d’indépendance. Plus qu’une simple déclaration, cette conception sera officialisée dans le préambule de la Constitution cubaine.
Marquée d’abord par la domination coloniale de l’Empire espagnol, puis par celle des États-Unis, qui par leur intervention et l’occupation militaire de l’île arracheront l’indépendance acquise par l’Armée de Libération, la volonté d’autodétermination du peuple cubain guidera la révolution.
La visée politique d’un dirigeant:
En couvrant non seulement les événements qui mèneront l’ancien avocat à la révolution, mais aussi ceux qui ont marqué ses quarante années d’administration du pouvoir, le dialogue des deux protagonistes propose une véritable introspection du dirigeant cubain permettant de comprendre les choix et les priorités du gouvernement révolutionnaire. Aux grandes heures du FMI et des directives libérales pour le développement des pays « en voie de développement », le gouvernement cubain priorisera la lutte contre le chômage et la famine, l’accès aux logements, à la santé, à l’éducation, à l’énergie et aux transports.
Amorcé dès 1959 et approfondi au fil des années, un véritable processus de démocratisation du pouvoir a été mis en place. Interrogé sur le rôle mal connu du Parti communiste à Cuba, Fidel Castro répondra à l’auteur:
« À Cuba, le rôle du Parti n’est pas de présenter ou de choisir des candidats comme c’est le cas ailleurs […] il exerce une direction idéologique: il trace les stratégies, mais il partage cette responsabilité avec le Parlement de la République, avec les organisations de masse, et avec le peuple tout entier. C’est une manière différente de concevoir la politique. »
Le Parti communiste, et l’Union des jeunes communistes garantissent, selon les articles 5 et 6 de la Constitution, un lien permanent entre le peuple et l’administration du pouvoir. Par cet intermédiaire le peuple est pleinement acteur de la vie politique. Par exemple, la réécriture de la Constitution de 1976 adoptée l’année dernière par référendum à près de 80 % des suffrages s’est faite avec la participation de tous les Cubains. L’apport de la jeunesse sur les questions climatique est par ailleurs considérable.
Bien que critiquées en raison de la proximité de l’auteur avec le dirigeant cubain, les 700 pages d’entretiens, complétées par une bibliographie et une chronologie très détaillées allant de la naissance de Fidel Castro en 1926 à la publication du livre en 2007, permettent de répondre à énormément de questions essentielles à la compréhension de l’histoire du dirigeant et de la Révolution.
Comment garantir l’accès gratuit et à tous de la santé et de l’éducation ? Pourquoi faire de la lutte contre l’analphabétisme une priorité ? Qu’est-ce que l’internationalisme ? Comment se concrétise-t-il ? L’entretien exhaustif donne lieu à l’éclaircissement de nombreux points, des orientations actuelles de la politique économique cubaine, aux conséquences de la chute de l’URSS, en passant par la réalité des prisonniers politiques, angle d’attaque privilégié des détracteurs du processus révolutionnaire.
À l’heure où les pays libéraux brillent par leur incapacité à gérer la crise sanitaire, trop obsédés par le maintien à tout prix de la production économique qui se joue au détriment de la vie des salariés, tout porte à croire qu’il est grand temps de s’orienter vers une réorganisation profonde de la société. Bien que profondément liée à l’histoire particulière de l’île, la révolution cubaine amorcée il y a de cela 60 ans peut être source d’inspiration pour les luttes sociales à venir.