“Demandez-vous, belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?”
Jacques Brel, Jaurès, 1977.
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
La question demeure. Elle obsède, elle hante. Elle revient chaque année, à la fin de juillet, comme une flamme vacillante dans la mémoire du mouvement ouvrier. Pourquoi cet homme-là, seul encore debout face à la marée de feu ?
Il est vingt et une heures quarante, le 31 juillet 1914, au café du Croissant. Jean Jaurès s’effondre, abattu de deux balles dans la tête par Raoul Villain, un étudiant nationaliste. Il ne reste alors que deux jours avant que l’Europe ne bascule. Deux jours avant que les canons ne parlent, que les trains n’emportent une génération entière vers les tranchées, vers la boue et la mort.
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Il faut revoir l’homme, immense, épuisé, mais encore combatif, tenant la ligne du possible contre celle du carnage. Le 25 juillet 1914, à Lyon, lors de sa toute dernière intervention publique, il lance ces mots :
“Il n’y a plus qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces, qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.”
Jaurès parle de cauchemar. Il sait. Il voit venir. Il comprend que la guerre n’est plus une hypothèse, mais une mécanique à l’œuvre. Et pourtant, jusqu’au bout, il croit qu’un autre avenir est possible. Il appelle les peuples à se tendre la main plutôt qu’à se tirer dessus. Il croit en un internationalisme ouvrier plus fort que la haine nationaliste.
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Parce que cette foi-là, cette croyance dans le genre humain, est un crime pour le capital. Parce qu’il fallait abattre l’homme qui parlait d’union des cœurs là où se dressaient des murs de barbelés. Parce qu’il fallait faire taire cette voix qui disait que les peuples n’ont pas à mourir pour des patrons et des banquiers, pour des intérêts qui ne sont absolument pas les leurs.
Et puis, le silence. Puis la trahison.
À peine son corps froid, les traîtres signent. Les députés socialistes, ses camarades d’hier, votent les crédits de guerre. L’Union sacrée étouffe le mouvement ouvrier. L’Internationale se brise. Les fusils se lèvent. La grève générale ne sera jamais décrétée. Le prolétariat est lancé à l’abattoir.
Mais l’histoire ne s’arrête pas à Reims, ni à Verdun. En 1917, une brèche s’ouvre. À Petrograd, les travailleurs prennent le ciel d’assaut. Lénine, dans ses Thèses d’avril, affirme que la guerre ne cessera pas par la diplomatie.
Il reprend le flambeau tombé à terre. Il dit, lui aussi, que le salut ne viendra que de l’unité des travailleurs contre leurs exploiteurs, contre leurs généraux, contre leurs gouvernements aristocrates ou bourgeois.
Aujourd’hui, les visages ont changé. Les drapeaux aussi. Mais les logiques, elles, demeurent.
À l’Est, l’Ukraine est broyée dans un conflit où l’Occident, plus qu’un simple spectateur, s’acharne à défendre un ordre mondial qui glisse entre ses mains. C’est là l’expression d’un impérialisme en crise, incapable d’imposer ses règles sans recourir à la violence et à l’escalade. Washington, Bruxelles et Paris ne défendent pas la paix, mais leurs positions, leurs marchés, leurs sphères d’influence, face à un monde en recomposition. Les jeunes Ukrainiens et les jeunes Russes tombent par centaines de milliers, chair à canon d’intérêts qui les dépassent, pendant qu’industriels de l’armement engrangent leurs profits, que les élites occidentales masquent leur déclin derrière les drapeaux de la liberté.
Au Sud, la Palestine est anéantie peu à peu, colonisée, écrasée sous les bombes et affamée par un régime qui lui refuse jusqu’au droit d’exister.
Au Congo, au Yémen, au Soudan, en Somalie… Partout les conflits reprennent ou s’intensifient.
Et l’Occident ?
L’Occident arme, finance, soutient. La France vend ses Rafale, participe aux guerres par procuration, signe des contrats avec le sang des peuples, sacrifie ses services publics au profit de ses dépenses militaires. Alors, on commence de nouveau à entendre gronder l’horrible cauchemar.
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Parce que la paix n’est jamais rentable. Parce que le capital a besoin de la guerre comme le feu a besoin d’oxygène. Parce que la paix, quand elle est portée par les travailleurs unis, devient une menace pour l’ordre établi.
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pour tuer l’espoir, mais l’espoir est têtu. Et tant qu’il y aura un drapeau rouge qui claquera dans le vent, tant qu’il y aura une main tendue vers l’autre, tant qu’il y aura encore un cœur qui bat contre la guerre, contre l’impérialisme, alors, Jaurès vivra.