Une « géographie marxiste » ? 

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Une « géographie marxiste » ? 

De retour en France au début de 2023, David Harvey expliquait que le marxisme n’avait jamais été autant d’actualité. Il y a un « retour en grâce » de la méthode dialectique et du matérialisme, une volonté de rechercher des justifications plus persuasives que celles avancées par les économistes libéraux.

Épistémologie de la géographie

Pour comprendre ce qu’est à proprement parler la « géographie marxiste », un rappel épistémologique de la place de la discipline géographique dans les sciences sociales s’impose. La géographie était depuis longtemps vue comme une « science-carrefour » (ce qui n’est en aucun cas réducteur). Le paradigme vidalien[1] domine la discipline au début du XXe siècle. Ce dernier va, dans le contexte de colonisation des puissances occidentales, devenir un outil pour aider à la conquête des territoires, notamment par le financement de missions.

Face à l’essor industriel et urbain, la géographie classique répond de moins en moins aux problématiques du monde, et l’École des Annales de Marc Bloch et Lucien Febvre qui met un coup de pied dans la fourmilière des sciences sociales permet d’ouvrir les portes à d’autres sciences. Un changement de paradigme est clairement en vue, et le bouillonnement intellectuel des années 1960-70 en est clairement un des facteurs accélérateurs. Contrairement à l’histoire où le matérialisme a rapidement eu des défenseurs, la géographie reste timide à revendiquer Marx dans ses travaux. Là où il y a eu des géographes marxistes, il n’y a pas de « géographie marxiste ». À l’image d’Yves Lacoste, géographe émérite, un temps au PCF, qui utilisa la discipline géographique pour analyser les bombardements américains au nord du Vietnam. 

Illustre sociologue et géographe, Henri Lefebvre mit les pieds dans le plat et sortit en 1968 Le Droit à la ville, ouvrage dans lequel il interroge l’espace urbain par son accessibilité, sous le paradigme matérialiste.

L’apport de David Harvey pour la vision marxiste de l’espace

Le géographe David Harvey, originaire de la banlieue londonienne de Bromley et ayant vécu dans les ghettos de Baltimore, fut témoin de l’inégalité spatiale au sein des villes et des injustices sociales que cela provoque. 

Dès le début des années 1970, il a mis la notion d’espace au centre de ses recherches. Social Justice and the City, publié en 1973, est l’ouvrage qui va le mettre sur le devant de la scène scientifique. Il y défend une redéfinition du paradigme de la géographie urbaine vers une prise de position critique. Il appelle à une transformation radicale des structures économiques et politiques pour créer des villes plus inclusives et égalitaires. Pour lui, les politiques urbaines favorisent les intérêts des élites économiques au détriment des ouvriers et des populations marginalisées. Harvey continue d’étudier l’espace sous ce regard et publie en 1982 Les limites du capital, ouvrage au fort retentissement scientifique. Le géographe propose une analyse historico-géographique, ce qui permet de remettre en cause le discours anti-impérialiste selon lequel le capitalisme uniformise les sociétés avec un seul modèle unique. Ou, on sait, contrairement à ce qu’énoncent les altermondialistes, que le capitalisme prospère sur les différences dont est rempli le monde.  

Le capitalisme se nourrit des crises

Même dans une situation où son état est affaibli, le capitalisme sait trouver des solutions, car celui-ci se nourrit des crises. Afin d’illustrer le paradoxe du capitalisme, le marché du vin est utilisé par Harvey. Un commerce qui, depuis une trentaine d’années, s’est ouvert et s’est internationalisé. Mais l’Union européenne, qui a joué un rôle dans l’ouverture du marché, joue en définitive un double rôle. L’UE a montré sa volonté de protéger le vin européen avec des appellations contrôlées. Le fait de parler du vin permet de faire un parallèle avec l’argument du géographe critique qui défend qu’il y ait des rentes au sein des cultures locales. 

Avec les mouvements localistes, le capitalisme, certes critiqué, s’intègre de plus en plus à une échelle plus basse. Comme l’énonce Harvey, « les plus féroces artisans de la mondialisation soutiendront les projets locaux susceptibles d’apporter des rentes de monopole [2] ». Les initiatives de marchés locaux peuvent se frayer un chemin vers le global, vers la ville. David Harvey propose donc comme solution pour contrer cet « entrisme » du capital d’explorer et de cultiver l’espace local qui est un lieu très propice à l’action politique : une autre et nouvelle manière de penser la mondialisation. 


[1] Vidal de la Blache développe la Géographie Régionale ou Classique, en outre l’étude de l’Homme au sein de son milieu.

[2] HARVEY David, Géographie de la domination : Capitalisme et production de l’espace, Paris, Editions Amsterdam, 2018, p. 43


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