Une partie de la gauche siffle une petite musique bien agaçante. Charlie aurait été génial jusqu’en 2015, mais serait devenu indéfendable depuis. Si le questionnement sur un changement de ligne éditorial est légitime, tant la rédaction a été décimée il y a 10 ans, ce discours est surtout une façon pratique de faire oublier que cette gauche faisait déjà partie des censeurs il y a 20 ans et a activement participé aux cabales lancées contre Charlie et d’autres titres de presse, avec le dénouement tragique que l’on sait.
« Un cocktail molotov lancé la nuit dans des locaux vides et n’occasionnant que des dégâts matériels ne mérite pas une mobilisation médiatique »
C’est ainsi qu’une vingtaine d’intellectuels et de militants de gauche réagissent au premier attentat contre Charlie en 2011, dans une tribune titrée « pour la défense de la liberté d’expression, contre le soutien à Charlie Hebdo ». Le journal satirique venait de subir le même jour un incendie criminel, le piratage de son site internet par un islamiste turc et un déferlement de menace de mort. Les intégristes islamistes avaient peu goûté la Une “Charia Hebdo ».
Houria Bouteldja, Rokhaya Diallo, et leurs co-signataires écrivent, au lendemain de cette journée, que Charlie « participe, comme il l’a déjà fait dans le passé en publiant des articles ou des dessins antimusulmans, à la confusion générale, à la sarkozysation et à la lepénisation des esprits. » Une poignée de journalistes a co-signé ce texte qui donne une certaine idée de la solidarité professionnelle : « il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées ».
La « plainte d’apaisement » qui a divisé le MRAP
En 2004, un terroriste islamiste tire huit balles puis égorge en pleine rue le journaliste Theo Van Gogh après que celui-ci eut réalisé un film sur la place des femmes en islam. En 2006, pour illustrer un article portant sur l’autocensure des journalistes suite à cet assassinat, le journal Jyllands-Posten publie des caricatures de Mahomet. Des imams danois entament une tournée de propagande contre le journal, des milliers de musulmans défilent dans la rue à travers le monde, plusieurs théocraties islamiques font monter le scandale et la tête des journalistes est mise à prix par des groupes djihadistes.
En solidarité, Charlie publie les caricatures en question, comme plusieurs dizaines de titres de presse à travers le monde. Le MRAP exprime alors sa « consternation devant une inquiétante et piteuse provocation ».
Alors que la Grande Mosquée de Paris et l’Union des organisations musulmanes de France portent plainte contre Charlie, un débat divise profondément le MRAP, qui hésite à se joindre aux organisations religieuses dans ce procès. Le MRAP portera finalement une plainte distincte, visant exclusivement France Soir, qui avait également publié les caricatures, et pas Charlie. Confronté à un houleux débat interne, le président du MRAP présente l’action judiciaire comme « une plainte d’apaisement (…) car dans un État de droit, si la justice n’est pas là pour réparer, on laisse la porte ouverte à des réponses violentes ».
De nombreux départs du MRAP ont alors lieu, à commencer par celui de Jean Ferrat, qui défend la caricature la plus incriminée, représentant Mahomet avec une bombe dans son turban : « Ce dessin pour moi, ne vise que ceux qui utilisent l’islam à leurs fins politiques : La bombe en forme de turban, ce sont les islamistes radicaux qui l’ont posée sur la tête de Mahomet ».
Rap, menaces, mensonges et manipulation
En 2013, dix rappeurs dont Nekfeu, Disiz, Kool Shen et Akhenaton, en marge de la BO du film La Marche, qui rend hommage à la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, enregistrent une chanson menaçant la rédaction de Charlie. Nekfeu y chante « D’t’façon y a pas plus ringard que le raciste / Ces théoristes veulent faire taire l’islam / Quel est le vrai danger : le terrorisme ou le taylorisme ? / Les miens se lèvent tôt, j’ai vu mes potos taffer / Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo ».
Dans un communiqué, la rédaction suggère « S’il leur manque un couplet, nous précisons aux auteurs de la chanson que le journal numérique Inspire, édité par Al-Qaïda, a condamné à mort Charb en mars dernier ». Disiz réplique en publiant un dessin tronqué de Charb, dans une manipulation grossière. Du dessin original, représentant Mme Taubira en singe dans une parodie d’affiche du Front National, le rappeur retire le logo à la flamme du parti d’extrême-droite et le slogan « Rassemblement Bleu Raciste ». Disiz publie également sur Instagram cette déclaration pour le moins menaçante : « Même si vous étiez muets, je vous couperai la parole, vous voulez savoir comment je ferai ? eh bien je vous couperai les mains. » Face à cette manipulation, Charb avait publié une tribune pour se défendre dans le Monde.
Ne pas réécrire l’histoire, Charlie avait des ennemis à gauche avant 2015
Quand Antoine Léaument, interrogé sur l’islamophobie du journal, déclare qu’ « Il y a un sujet. Être Charlie en 2015, c’était être sur une ligne d’opposition frontale avec l’extrême-droite », il élude volontairement toutes les attaques dont étaient déjà la cible Cabu, Wolinski, Charb, Tignous et tous les autres. Cela ne doit pas évacuer le débat sur la ligne éditoriale de la nouvelle mouture de Charlie Hebdo, mais prétendre que la critique du journal par un certain courant de la gauche serait nouvelle, c’est s’arranger un peu avec l’histoire.