En 1917 l’Europe entre dans la phase finale de la première Guerre Mondiale, en Russie, les travailleurs se soulèvent contre le pouvoir tsariste : c’est la Révolution Russe.
Cette révolution qui permettra l’émergence d’un nouveau système politique entraîne des changements structurels importants dans toute la société. L’éducation, le droit des femmes, l’organisation de l’économie, la santé, tous les secteurs sont impactés, c’est le cas de l’alimentation et de la gastronomie.
Un contexte difficile
Au moment où la Révolution éclate les paysans russes et leur famille représentent l’immense majorité de la population, environ 97 millions sur les 127 millions d’habitants en 1897, seul 25% d’entre eux sont propriétaires de terre et le taux de mortalité infantile est l’un des plus élevés d’Europe (180 pour 1000). Suite à la Révolution de 1917 la structure d’organisation paysanne va être profondément transformée.
En 1918 les conditions matérielles des paysans ne sont pas meilleures malgré la chute du régime tsariste. En effet la Révolution ; l’occupation de l’Ukraine, grande productrice de céréales, par les troupes allemandes ; les débuts de la guerre civile et l’embargo décrété par les grandes puissances mondiales (U.S.A, Grande-Bretagne, Japon, France, Allemagne) sont autant de facteurs qui rendent l’existence des paysans russes difficiles qui gardent d’ailleurs en mémoire la grande famine de 1891-1892.
Le défi de l’alimentation
Malgré ses difficultés, la stabilisation politique du pays se renforce au fil des mois et l’organisation collective se développe dans les villages, l’alimentation des paysans russes est impactée. Si les produits qui la composent change très peu, en effet une Révolution ne modifie pas le climat et les semences, on voit apparaître des fours collectifs facilitant la préparation du pain, des stocks collectifs de secours sont constitués ce qui limite grandement les risques de pénurie.
La mise en place de la Nouvelle Politique Economique par Lénine en 1921 permit un redéploiement important de la production agricole. Si en 1917 la ration moyenne d’un travailleur masculin et de 2400 calories contre 3400 en 1913, elle atteint 3820 calories dès 1925. Cette hausse s’expliquer en grande partie par une alimentation plus riche et variée où la consommation de viande, de produits laitiers augmente et où le pain blanc remplace de plus en plus le pain noir.
Il faut donc à peine 7 ans pour que la politique des révolutionnaires permette aux paysans de bénéficier d’une meilleure alimentation que lors de la période tsariste. En parallèle commencent à apparaitre des cantines collectives, souvent saisonnières elles permettent de nourrir les ouvriers agricoles lors de leurs déplacements loin du foyer alors qu’il faudra attendre 1928 et le premier plan quinquennal pour que des cantines ouvrent en quantité dans les zones urbaines.
Une gastronomie soviétique ?
Nous l’avons vu l’alimentation des masses a été logiquement impactée par les effets de la Révolution. Les changements politiques et diplomatiques à l’œuvre ne sont pas non plus sans affecter la vitrine de chaque alimentation : la gastronomie.
En premier lieu la gastronomie traditionnelle russe fut impactée par les embargos et les difficultés diplomatiques vis-à-vis des puissances occidentales. Certains produits qui avant transités largement des tables de l’Ouest vers celles de l’Est disparurent. C’est dans ce cadre que certaines recettes emblématiques des tables moscovites impériales subirent de profondes transformation comme la célèbre salade « Olivier » qui devint dans les années 1930 la salade « Stolitchny » où les gelinottes furent remplacées par du poulet et les câpres par des petits pois.
Certaines recettes traditionnelles sont aussi transformées afin de répondre à de nouveaux besoins. C’est le cas du « kalya » qui devient « rasslonik de Leningrad » après la Révolution. Cette soupe traditionnelle aux concombres fut transformée en plat nourrissant pour tous les travailleurs grâce à l’ajout d’orge dans sa préparation, cette modification entraine sa popularisation chez les travailleurs et il devint un classique des cantines publiques.
En parallèle on assiste une « popularisation » des recettes gastronomiques. Alors que lors de l’Empire le bœuf bourguignon, importé par les chefs français de l’aristocratie, s’étalait sur de nombreuses tables, la Révolution ne le fit en rien disparaitre, cependant son appellation changea pour devenir « la viande sauce rouge ». Ces changements de dénomination sont un marqueur d’une envie de rompre avec une époque mais aussi de la volonté idéologique de rentre accessible à une majorité ce qui avant n’était que l’un des marqueurs du statut social de la bourgeoisie.
Si la gastronomie soviétique se construit dans une certaine opposition à la période tsariste elle se transforme aussi largement par l’arrivée de nouveaux produits sous l’impact des relations diplomatiques avec les nouvelles républiques socialistes soviétiques qui émergent dès 1918. Ces influences « extérieures » sont particulièrement visibles dans les boissons où se bousculent Schnaps au riz Ouzbèke, Schnaps de poisson de Iakoutie, eau de vie au poivre ukrainienne ou encore Tchatcha arménien.
Ces influences nombreuses atteignirent d’ailleurs leur « apogée » lorsque le Parti sous Khrouchtchev décida officiellement de soutenir la cuisine des républiques soviétiques afin de créer une « identité commune » au « peuple soviétique ».
La Révolution de 1917 bouleversa donc largement la société russe dans ses moindres recoins, l’alimentation de tous fut impactée tout comme l’organisation de sa gastronomie. Ces transformations sont à la fois la résultante du chamboulement des conditions matérielles mais aussi le marqueur d’une volonté politique d’agir sur tous les champs de la vie afin de construire une nouvelle société.
Le champagne soviétique
Cette volonté politique de se réapproprier des marqueurs de la bourgeoisie afin de les rendre accessibles aux masses et particulièrement frappant dans le cas du Champagne russe. Le champagne était l’image de la prospérité et de la richesse, c’est pour cela que le Parti Communiste décida d’en produire sur le territoire de l’URSS (et aussi parce que les relations avec la France n’étaient pas au mieux) et ainsi montrer que grâce à la Révolution les masses pouvaient maintenant accéder à un produit qui autrefois était l’apanage des plus riches.
Problème de taille la production de champagne nécessite des levures spécifiques qui n’existent pas en Russie et que les producteurs français refusaient évidemment de transmettre. C’est pour répondre à ce besoin que Anastase Mikoyan, commissaire du peuple à l’Industrie alimentaire en 1930, décide de monter une expédition en envoyant un savant spécialisé sur le sujet afin qu’il ramène à Moscou les précieuses levures.
Mission accomplie, ainsi naquit le « Sovetskoïe champanskoïe » !