Le train a bonne presse auprès de la population. Il façonne le quotidien et le paysage des cinq millions de voyageurs quotidiens. Les uns après les autres, les gouvernements présentent leurs grandes ambitions pour le transport ferré : Elisabeth Borne promettait ainsi 100 milliards d’euros.
Sans surprise, cette annonce a été vite enterrée.
Bruxelles n’aime pas le train
Le destin du fret ferroviaire est à cette image : déclinant, hasardeux, sans conviction. Jadis promesse brûlante reliant l’Europe et le monde à la puissance de la vapeur, que reste-t-il aujourd’hui du transport de marchandises par le fer ? 10 % tout au plus, et un mur au bout du sillon.
La trajectoire du fret n’est pas bien différente de celle d’autres services publics, qui, à l’instar de La Poste ou de France Télécom, ont connu les vagues successives de libéralisation, suivant les directives de la Commission européenne. Ces directives étaient accueillies avec la même saveur par les technocrates de Paris chargés de les exécuter que par ceux de Bruxelles qui les avaient conçues.
L’Europe a dit qu’il fallait ouvrir à la concurrence le transport de marchandises, alors la France l’a fait. L’Europe a demandé la même chose pour le transport de voyageurs, et elle l’a fait avec autant de vigueur. Le patron français n’est pas moins rapace que le patron bruxellois ou allemand : il saisit la privatisation comme l’occasion de réaliser un profit, et il soumet l’État à sa volonté pour parer les risques.
Les failles d’une ouverture à la concurrence
C’est ainsi que les concurrents de la SNCF ont pu s’appuyer sur l’État pour venir défier l’entreprise publique historique. Cela se manifeste par exemple par une contribution à laquelle seule la SNCF est assujettie dans le financement des infrastructures, via ce que l’on appelle le fond de concours (1,7 milliard d’euros en 2023), alors que les entreprises privées se contentent de payer les péages qui incombent à tous les opérateurs.
Dans le transport de marchandises, en 2024, Fret SNCF opérait sur la moitié du marché, le reste étant géré par des opérateurs privés. Le recul du ferroviaire est moins le fruit du hasard que la conséquence d’un revirement de politique vers des objectifs de rentabilité.
Une lente dérive vers la concurrence
Avant que les gouvernements, de droite comme issus du PS, n’imposent leur conception bourgeoise de la modernité, la SNCF était un service public. Elle visait à répondre aux besoins sociaux des usagers, sans que la rentabilité ne soit un objectif. Le fret ferroviaire relevait d’une politique d’aménagement du territoire et dépendait directement des investissements et de la planification de l’État.
En 2014, sous un gouvernement socialiste, la SNCF éclate en trois EPIC, avant de devenir cinq sociétés anonymes (ou SAS dans le cas de Fret SNCF). Cela marque la fin de l’unicité de l’entreprise historique, ouvrant la porte à une éventuelle privatisation et soumettant l’entreprise aux exigences de rentabilité.
Dans le même temps, l’État réduit son financement, provoquant une hausse du prix des billets pour les voyageurs et un manque chronique d’investissements dans les infrastructures. Le réseau de fret en souffre, les gares de triage ferment, et les petites lignes disparaissent faute de rentabilité.
La disparition du wagon isolé : une contrainte artificielle
Confrontée à la rentabilité, la SNCF délaisse peu à peu le wagon isolé au profit du train dédié (ou train massif). Les entreprises privées, de leur côté, jugent le wagon isolé peu rentable et ne s’y engagent pas.
Le train dédié transporte un train entier directement vers sa destination, tandis que le wagon isolé nécessite des gares de triage pour réorienter les flux. Avec la fermeture de ces gares et le désinvestissement chronique, le wagon isolé décline, piégé dans un cercle vicieux entretenu par les logiques libérales.
La dette grise et le retard des infrastructures
Le désengagement de l’État a conduit à une accumulation de retards dans le renouvellement des infrastructures, ce que l’on appelle la “dette grise”. Pour SNCF Réseau, cette dette est évaluée à 60 milliards d’euros.
Les gares de triage abandonnées représentent autant d’investissements nécessaires pour relancer le fret ferroviaire, une nécessité environnementale et industrielle.
Une urgence industrielle et environnementale
Pour relocaliser la production industrielle en France et réduire les émissions de gaz à effet de serre, il est impératif de relancer le fret ferroviaire.
L’État doit jouer son rôle de planificateur pour accompagner la réindustrialisation en mettant le train au centre des enjeux. Les aménagements doivent répondre aux besoins industriels et s’articuler avec le transport routier et maritime.
Faire face à la concurrence déloyale des camions
Une politique de relance du fret ferroviaire doit intégrer le problème du dumping induit par la concurrence entre le rail et la route. Les camions ne payent pas les infrastructures qu’ils utilisent, un avantage qui doit être corrigé.
La CGT des cheminots propose d’imposer aux chargeurs de transporter 25 % de leurs marchandises par le rail, ce qui nécessiterait notamment de réaménager les dépôts logistiques.
Revaloriser les métiers cheminots
Les dégradations des conditions de travail, la perte du statut pour les nouveaux entrants et les externalisations entraînent un taux de démission élevé. Le ferroviaire exige du temps pour former des cheminots. Il est crucial de revaloriser ces métiers pour garantir un personnel stable et expérimenté, indispensable à la pérennité du secteur.
Un changement d’aiguillage nécessaire
Le fret ferroviaire a un avenir prometteur, mais il nécessite un changement radical des politiques publiques :
- Abandonner les logiques de rentabilité.
- Replacer l’État dans son rôle de planificateur.
- Revaloriser les métiers cheminots.
Ce n’est qu’à ces conditions que le fret ferroviaire pourra redevenir un pilier de la logistique et de l’industrie françaises.