Quand l’État français enlevait des enfants réunionnais

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Quand l’État français enlevait des enfants réunionnais

Ce 13 septembre 2024, après six années de combat administratif, la secrétaire de la Fédération des Enfants Déracinés des Départements et Régions d’Outre-Mer (FEDD), anciennement Valéry Andenson, obtenait le droit de porter officiellement son nom d’origine : Marie-Germaine Périgogne.

Derrière cette victoire symbolique, il s’agit d’une décision qui pourrait faire jurisprudence pour les plus de 2000 enfants réunionnais envoyés par l’État en Métropole entre 1963 et 1984. Peu connu dans l’Hexagone, l’épisode des enfants dits « de la Creuse » témoigne pourtant de la brutalité de l’État vis-à-vis des territoires ultramarins et de ses populations.

Debré à la manœuvre

Pour mieux comprendre cet épisode douloureux dans les mémoires réunionnaises, il faut d’abord contextualiser la Réunion des années 1960 : départementalisée depuis 1945, l’île est alors en pleine transition avec une forte croissance démographique et une diversification de son économie. En parallèle, les mutations de l’île permettent la multiplication des luttes syndicales, mais aussi la naissance du combat pour l’autonomie, d’abord sous l’impulsion du PCF, puis du Parti Communiste Réunionnais (PCR) à partir de 1959.

Parachuté à la Réunion lors d’une législative partielle en 1963, Michel Debré est persuadé du danger d’une « nouvelle Algérie » à la Réunion. Pour ce pilier du régime gaulliste, la croissance démographique de l’île représente une menace pour la présence française dans l’Océan Indien. Il faut pousser les réunionnais les plus précaires à quitter l’île pour la Métropole.

En 1963, Debré fonde donc le « Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer » (Bumidom), suivi en 1965 d’un « Comité national d’accueil et d’actions pour les Réunionnais en mobilité » (CNARN).

Tandis que le CNARN pousse les travailleurs réunionnais à émigrer, le Bumidom se lance dans une entreprise funeste : avec l’aide de la DDASS réunionnaise, il immatricule des milliers d’enfants réunionnais, orphelins ou issus de familles précaires. Séparés malhonnêtement de leur famille, les jeunes réunionnais sont déclarés « pupilles de l’Etat » et voient leur identité changée.

Transférés en Métropole, ils sont ensuite répartis dans des départements en plein dépeuplement (Creuse, Lozère, Tarn, Hautes-Pyrénées, Cantal, etc.) où ils sont placés dans des familles payées par la DDAS. Si certains arrivent dans des familles aimantes, beaucoup se retrouvent exploités comme ouvriers agricoles ou domestiques et subissent au quotidien de nombreuses violences et mauvais traitement.

La lutte contre un « trafic d’enfants » organisé

Alors que, dès 1968, le PCR alerte sur un véritable « trafic d’enfants », les opérations du Bumidom se poursuivent pendant des décennies. Les familles réunionnaises concernées, souvent précaires et illettrées, se voient forcées de signer des certificats d’abandon. On promet généralement aux familles un avenir meilleur et des études en Métropole pour leurs enfants, voir un retour dans les années à venir.

Isolés, soumis aux violences et peinant à s’intégrer dans leur nouvel environnement, les jeunes réunionnais finissent souvent dans la précarité et doivent pour beaucoup vivre avec le traumatisme d’un véritable exil forcé.

Si l’opération est stoppée avec la dissolution du Bumidom par le gouvernement Mauroy en 1982, les Enfants dits « de la Creuse » sont abandonnés par l’État dans la plus grande discrétion. Il faut attendre 2002, avec la plainte de Jean-Jacques Martial, ancien jeune envoyé dans la Creuse, pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation », pour que l’affaire des Enfants dits de la Creuse éclate au grand jour. Si le procès de Jean-Jacques Martial est finalement classé sans suite, il ouvre la voie à un combat mémoriel et juridique initié par plusieurs associations de victimes, débouchant notamment sur une résolution de l’Assemblée nationale reconnaissant en 2014 la responsabilité morale de l’État.

Coalisées depuis 2015 au sein de la FEDD, les associations représentant les victimes du Bumidom continuent leur combat afin de sensibiliser les sociétés française et réunionnaise et obtenir une réparation matérielle.

Si la décision du 13 septembre est symbolique, elle s’inscrit donc dans le long combat des anciens « Enfants de la Creuse » : celui d’une réappropriation de leur identité et d’une reconnaissance des crimes coloniaux de l’État français. 


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