Peaky Blinders, saison 6: la pègre, le fascisme et le spectre de la guerre

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Peaky Blinders, saison 6: la pègre, le fascisme et le spectre de la guerre

Attention : cet article ne contient que quelques légers spoilers sur le début de la saison.

Créé par l’anglais Steven Knight et initialement diffusé sur la très qualitative chaîne anglaise BBC Two avant de rejoindre le contenu des plateformes Netflix et Amazon Prime, Peaky Blinders est indiscutablement l’une des meilleures séries du moment. 

Narrant les méfaits du gang des Peaky Blinders, menés par leur chef charismatique et héros de la série Thomas Shelby — joué par Cillian Murphy — et se déroulant au sein de la petite ville ouvrière de Birmingham, la série narre en réalité les tenants et aboutissants de l’Entre-deux-guerres en Angleterre. Cela se fait à travers l’optique de la lutte des classes, de la volonté de cette famille gitane de s’embourgeoiser à travers le crime, de la difficulté pour les soldats de la Grande Guerre de surmonter leurs traumatismes, et du lien pervers entre violence et moralité.

Nous avions laissé il y a trois ans, lors de la diffusion du final de la saison 5, les Peaky Blinders sur une défaite cruelle, ayant laissé des morts, alors que Thomas Shelby œuvrait à faire assassiner le leader fasciste Oswald Mosley. Thomas était alors au bord du gouffre psychologiquement, et semblait acculé. 

Cette saison 6 reprend la narration à ce moment-là, et offre alors des épisodes bien plus sombres, bien plus centrés autour du protagoniste Thomas plutôt que sur sa famille… ce qui n’est pas pour nous déplaire. Dotée d’une mise en scène grandiose, d’une écriture affinée — bien que parfois un peu expéditive — et d’une atmosphère inégalée dans la série jusqu’alors, cette saison 6 est plus lente, plus psychologique, plus névrotique, mais se révèle être la plus puissante en termes d’enjeux et d’émotion, tant elle est au croisement de tout ce que la série prépare jusqu’alors. En quête de rédemption après tout le mal qu’il a fait pendant quinze ans, Thomas Shelby traverse un sombre chemin pour tenter de contrecarrer la montée du fascisme en Europe — si possible en se faisant un paquet de fructueuse monnaie au passage.

Peaky Blinders, une histoire de classes sociales et de violente conquête du pouvoir

Revenons tout d’abord sur ce qu’est Peaky Blinders, et ce qui fait — entre autres — tout l’intérêt de cette série pour un spectateur averti. Au-delà du plaisir frontal de voir des gangsters bien habillés, forts et violents, s’extirper de la pauvreté pour affronter d’autres gangsters — parfois ayant moins de style — pour bâtir un empire du crime, le tout accompagné d’une bande-son rock flamboyante et de répliques mémorables, il est impossible d’évoquer la profondeur psychologique et historique de la série sans expliquer celle de son personnage principal, Thomas Shelby. 

Ce dernier vient d’une famille gitane dont la mère est — comme il le raconte à Winston Churchill dans une scène mythique — née dans un bateau, et sa grand-mère sous une tente. Initialement communiste/socialiste — il n’y avait pas de séparation concrète entre ces deux termes avant la Révolution d’octobre —, il s’engage avec sa fratrie comme volontaire pour l’armée lorsqu’éclate la Grande Guerre. Il opère alors comme tunnelier, creusant en dessous des tranchées et des lignes ennemies, manquant plusieurs fois de mourir et d’être enterré vivant. 

Un soir, il se retrouve avec sa fratrie et ce qu’il reste de son unité, seuls, alors qu’un assaut allemand s’apprête à les submerger, sans qu’ils n’aient aucune chance d’en échapper. L’assaut ne vint pourtant jamais. Ce soir-là, s’étant apprêtés à mourir, les Shelby ont commencé à entretenir un tout autre rapport avec la mort, considérant chaque journée uniquement comme « du bonus ». 

Médaillé pour actes de bravoure, Thomas Shelby revient à Birmingham traumatisé, ayant abandonné ses idées communistes, et définit comme objectif de donner à sa famille — et à lui-même — une vie dans le luxe, le confort, de puissance et de pouvoir, qu’elle n’aurait jamais pu avoir en tant que famille prolétaire gitane. Pour cela, il se lance dans le trucage de paris hippiques et cela lui vaut des ennuis aussi bien avec d’autres gangs qu’avec la police. Le reste se devine facilement : son gang grandit peu à peu en taille et en influence, Thomas Shelby acquiert de plus en plus d’argent et de pouvoir.

Churchill le souligne et résume lui-même, lorsqu’il lui dit, dans le dernier épisode de la saison 5 « d’abord une tente, puis un bateau, puis une maison, et maintenant un manoir. C’est quelque chose. », et que Thomas est toujours « prêt à donner une réponse maligne à des hommes mieux nés que lui ». 

L’objectif de Thomas n’est pourtant rempli qu’à moitié, et il s’en aperçoit bien assez vite. Malgré le fait qu’il réussisse à extirper sa famille de la pauvreté — et ce, en se couvrant les mains de sang — jamais sa famille ne sera acceptée comme bourgeoise, jamais elle ne sera reconnue par l’aristocratie comme l’une de leurs. Leurs origines prévaudront toujours. Alors que les morts commencent à s’accumuler du côté des Peaky Blinders, et que Shelby ne décroche ni de son alcoolisme, ni de ses souvenirs de la guerre qui le hantent encore — il affirme lui-même n’être jamais revenu des champs de bataille de la France — il se surprend à comploter contre Oswald Mosley, figure anglaise du fascisme ayant réellement existé — tout comme les Peaky Blinders — et prends le fascisme comme ennemi juré et personnel. 

Ce n’est pas uniquement parce que Shelby est entouré de toutes les personnes que le régime nazi a voulu exterminer — des juifs, des Tziganes, des personnes à la santé mentale détruite. La raison est plus profonde à cela et c’est encore une fois Churchill, avec qui il s’allie dans ce combat antifasciste, qui la lui donne : autour de Mosley, et de tous les fascistes de son espèce grandit la menace du retour de la guerre, de la terreur. Thomas ayant eu la Grande Guerre comme moment traumatique définissant son existence, il ne veut, d’une manière instinctive, calme et primordiale, plus jamais que cela se produise à nouveau, en pire et en plus grand. 

Tout le véritable propos de Peaky Blinders est là, au-delà des relations de famille très touchantes et très engageantes, des fusillades et des histoires d’amour. De la violence de la Guerre, de la violence de la pauvreté naît la violence des gangs et le terreau fertile dans lequel grandit le fascisme — aussi bien par l’opportunisme de la pègre et de la mafia que par le désespoir de leurs victimes. La saison 6 devient alors le parcours de rédemption de Thomas Shelby, qui décide d’être un homme nouveau, de faire le « bien », malgré tous les obstacles psychologiques que cela implique.

Thomas Shelby au croisement de tout ce que la série développe depuis six ans

La saison 6 se révèle alors particulièrement efficace et rafraîchissante dans cette ambition narrative. Chose particulièrement appréciable à une époque où tout tend à être sur-cuté, faussement dynamique et rythmé de manière épuisante, ici la mise en scène prend son temps, n’hésitant pas à faire durer les plans plus que « nécessaire » pour poser une atmosphère, une ambiance, le ressenti des personnages. 

Les « plans-séquences » (en réalité des plans longs de parfois plusieurs minutes) sont nombreux, discrets, et nous permettent en tant que spectateur de ne jamais lâcher nos protagonistes et leur état émotionnel. De plus, cela permet de continuer de donner à ces personnages une classe et un charisme fort, laissant aux acteurs l’espace de s’emparer de la scène, chacun offrant une performance forte, en particulier Cillian Murphy qui repousse toujours un peu plus la maîtrise du personnage pour lequel il semble être né. Dès l’épisode 1, avec la longue séquence à St-Pierre-et — Miquelon, tout en dialogues et en gestes, nous retrouvons notre personnage principal plus calme, plus maîtrisé, et donc également toujours plus planificateur et retors. Toute la saison se joue alors sur les limites de son personnage et du pouvoir qu’il peut espérer obtenir.

La saison sait néanmoins avoir des moments de grandiose, de force frontale. En témoigne le discours enflammé — et rhétoriquement très abouti, bien qu’un brin populiste — de Thomas en tant que député travailliste de Londres à ses militants. De même, la saison est parsemée de moments quasi mystiques, où, pour des raisons que je ne dévoilerai pas ici, le héros est forcé d’aller chercher des solutions ailleurs que dans le domaine de la science, en lien avec ses origines tziganes. Les plongées dans la psychologie du héros se font également par des flashbacks de la Grande Guerre qui viennent achever ici le trajet personnel des héros.

Impossible également, en termes de tension et de grandiose, de ne pas évoquer l’ultime épisode, le final de cette saison 6. Sans rien dévoiler, il s’y trouve l’une des plus grandes fusillades n’ayant jamais été filmée pour une série télévisée dans laquelle s’y trouve une tension finement travaillée, digne des plus grands westerns de Sergio Leone, où l’attente du tir devient, couplée à la perte de repères, insoutenable. La dimension mystique frappe alors de toute sa puissance et de tout l’impact esthétique qu’elle peut transmettre. Ici resurgissent métaphoriquement les fantômes de la Grande Guerre, qui ramènent les protagonistes à toujours ces mêmes moments, ce même traumatisme ici dirigé contre des fascistes. 

C’est dans cette saison que les enjeux sont les plus grands, et ils dépassent absolument tous les personnages, au point peut-être de transcender tout ce qui a été fait jusqu’alors. Alors que Shelby infiltre les fascistes — aussi bien leurs composantes anglaises qu’étasunienne et irlandaises — le spectateur entend alors parler répétitivement « d’ordre nouveau », de « débats » sur le sort qui sera réservé aux juifs et aux Tziganes, de génétique expliquant la pauvreté. Le rappel que ces démons — car c’est comme tels qu’ils sont traités dans la série — ces hommes n’avaient pas uniquement des petits projets opportunistes ou du nationalisme de pacotille ; leur but était de changer le monde, de tout emporter avec eux. Ils possédaient et construisaient l’essence même du totalitarisme : rendre possibles les horreurs qui ne le semblent pas. 

Passe alors par Thomas Shelby, non seulement des questionnements sur sa similitude et sa différence avec de telles figures, mais aussi et surtout une écriture universelle, nationale, mythologique. Les personnages sont traités comme l’étaient les grands archétypes des mythes antiques, avec une échelle et une dimension toujours plus grande, forte en symbolisme. En témoigne la scène de rencontre entre Thomas et son nouvel antagoniste, fascinant par ailleurs de son incarnation et par sa proximité avec les plus hautes instances de nos institutions, qui se déroule au sein d’une immense église vide, donnant un sentiment de sublime et de grandiose terrifiant rarement égalé dans une série télévisée. 

Tout ici passe par des archétypes, des métaphores, des paraboles presque, les personnages s’exprimant avec un langage, un ton, une prose stylisée qui existe certes depuis le début de la série, mais qui atteint dans cette saison son plus haut niveau. Il faut alors saluer la maestria : une œuvre artistique devient, à mon sens, la plus aboutie et la plus complète possible lorsqu’elle réussit à unir l’histoire la plus intime, la plus personnelle, à l’histoire la plus universelle, la plus immense. Unir un individu, un groupe d’individus, une communauté, une classe, à l’Histoire ; c’est ce que parvient à faire Peaky Blinders. 

Nombre de répliques sont mémorables, la beauté de certains dialogues frappe et, plus simplement, l’histoire a de quoi toucher ; celle de cet homme fort mettant de côté ses tendances les plus névrotiques, les plus pulsionnelles et les plus sombres pour affronter aussi bien les spectres de la guerre enfouis au plus profond de lui, que toutes les violences que la vie et l’Homme peuvent générer.

Cette saison possède malgré tout certains défauts : certains personnages sont présentés de façon très expéditive, tout comme certaines intrigues sont démêlées ou conclues de façon rapide et insatisfaisante. Malgré tout, cela n’empêche à aucun moment le plaisir du visionnage ni le lien émotionnel avec la série. 

Très différente des autres, cette ultime saison est assurément réussie, et semble être arrivée au bout de ce que Peaky Blinders a en réserve pour la télévision et les plateformes. L’avenir de cette histoire est désormais réservé au cinéma, un film continuant l’intrigue de la série et se déroulant pendant la Seconde Guerre mondiale ayant été annoncé pour 2023. Il est assez amusant de constater qu’au moment où les enjeux grandissent beaucoup plus, dépassant ce « simple » quartier de Birmingham et ce « simple » gang local pour venir narrer l’un des moments les plus importants de l’Histoire humaine, la montée au cinéma semble être un passage obligé. 

Après tout, elle est là, la différence principale entre la télévision et le grand écran : les enjeux narratifs. Une sorte de transcendance s’opère alors, entre l’histoire de Peaky Blinders et les médias sur lesquels elle est diffusée. Il y a alors là un dépassement de limites, finalement assez à l’image de ce que fait Thomas Shelby depuis le tout premier épisode de la série. 


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