Après Interstellar, le réalisateur Christopher Nolan explore de nouveau l’univers de la physique dans ce film biographique qui retrace la création de la première bombe atomique au travers des yeux de celui que l’on appelle « le père de la bombe » : Robert Oppenheimer.
Un film historique qui rencontre notre présent
Cette sortie tant attendue intervient dans un contexte particulier de l’industrie du cinéma. Hollywood traverse une grève historique lancée par les scénaristes puis suivie par d’autres corporations, dont la Screen Actor Guild (SAG), ce qui a poussé Cillian Murphy, Emily Blunt et Matt Damon à quitter l’avant-première d’Oppenheimer à Londres, pour montrer leur soutien à la grève des acteurs tout juste déclarée.
Malheureusement, l’histoire racontée dans ce film rencontre notre présent. La menace de l’arme nucléaire subsiste tant que le désarmement multilatéral n’est pas enclenché par les puissances détentrices, et ce péril a resurgi dans l’actualité depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
« Je suis devenue la Mort, le destructeur des Mondes »
Sans spoilers
Le film est grandiose par ses explosions qui font l’économie de la CGI au profit de prises de vues réelles qui ne manquent pas de nous rappeler que le cinéma est, avant tout, un tour de magie. Mais le film est surtout vertigineux par ses questionnements et cette écrasante sensation que le temps nous échappe, sublimée par la bande originale de Ludwig Göransson, ainsi que par un montage dynamique. Car la force de ce film réside dans son humanité.
Il montre tout d’abord le changement de perception de cette époque, où la découverte de l’atome impacte les consciences et marque un bouleversement qui trouve écho chez les artistes du cubisme qui remettent en cause le concept de réalité.
Cet hommage est bien rendu dans l’esthétique du film par ses prouesses visuelles qui entrent en collision avec la psychologie des personnages. Nolan se sert d’une esthétique parfois proche du chaos pour refléter une réalité déformée au sein de la pensée. Ce qui abouti à la formule suivante : la vérité n’est pas absolue, tout est une question de points de vue.
Or les points de vue sont primordiaux quand il est question de géostratégie, surtout en temps de guerre. Les motivations de la création de la bombe sont centrales dans le récit : le renforcement des armements face à l’Allemagne nazi, la capitulation tant attendue du Japon, la guerre des blocs contre l’URSS que précède la 2ᵉ Guerre mondiale. Or ces anticipations se révèlent toutes erronées : les nazis n’avaient pas misé la bombe atomique, mais sur les fusées V2, les Japonais étaient à quelques semaines de la capitulation après le bombardement de Tokyo et la Guerre Froide aurait pu être évitée avec la nouvelle institution internationale des Nations Unis.
Alors qu’il est question de destruction massive de l’humanité et de prouesses technologiques glaçantes sous fond de maccarthysme mortifère, le film place un point d’honneur aux errances humaines. La narration non-linéaire du film nous montre à la fois les motivations personnelles des scientifiques du village atomique de Los Almos, mais également les batailles d’égo entretenues entre Oppenheimer et Lewis Strauss en 1954, le tout animé par des dialogues simples, mais terriblement percutants.
La catastrophe que représente l’arme nucléaire, a un visage humain. Celui du père de la bombe A ayant « ouvert cette ère atomique qui, pendant longtemps encore, nous plongera alternativement dans l’angoisse et dans l’espoir » (Pierre Desproges 1958)
Une prouesse scientifique macabre sous fond de maccarthisme
Avec spoilers
Nolan fait un choix judicieux en ne présentant aucun plan direct des explosions de Hiroshima ou de Nagasaki au profit d’une emphase sur les psychologies d’Oppenheimer et de son équipe suite au bombardement.
Malgré le temps qui nous sépare des protagonistes, nous sommes au plus proche d’eux psychologiquement. En tant qu’occidentaux, la bombe nous paraît lointaine, nous n’en ressentons pas les brûlures, nous n’avons pas eu de pertes parmi nos proches et pourtant le film nous laisse vivre le remord qui suit la prouesse scientifique.
Au début des travaux, des scientifiques avaient exprimé leur inquiétude : que la réaction en chaîne, déclenchée par la bombe, ne s’arrêterait pas et embraserait l’atmosphère… Cette crainte « physique » a été dissipée, mais la réaction en chaîne terminale, politique cette fois, aurait pu être déclenchée pendant la guerre froide, pas par une bombe, mais par l’arsenal tout entier des puissances nucléaires.
Nolan nous raconte une autre histoire, en parallèle, dans ce film : celle du contexte politique états-unien qui s’étale des années 30 à la fin du maccarthysme au milieu des années 50. Il nous la raconte au travers des yeux d’Oppenheimer, un scientifique aux convictions progressistes fortes qui côtoient le monde communiste et syndical.
Mais la guerre, la peur de l’Union Soviétique et de ses espions (avec le plus célèbre d’entre eux, car il a volé les plans de la bombe, Klaus Fuchs) enliseront les États-Unis dans le maccarthysme.
Cette chasse aux communistes, syndicalistes, socialistes a détruit la carrière et la réputation de nombreux scientifiques, dont Oppenheimer, mais également l’idée de progrès social pour plusieurs décennies au sein du pays du capitalisme.