« On a transformé l’école en un espace de compétition »

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« On a transformé l’école en un espace de compétition »

 Entretien avec Stéphane Bonnery (1/2). La « continuité pédagogique » en prétendant permettre à chaque élève et parent de « faire la classe » à la maison a mis en lumière les inégalités profondes qui structurent le système scolaire français. Mais si la crise actuelle les rend plus visibles, quelles en sont les origines historiques ?

Rencontre avec Stéphane Bonnery, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8, et membre de la commission « école » du Parti communiste français. 

Rapports après rapports, le système scolaire français est considéré comme étant l’un des plus inégalitaires des pays de l’OCDE. Pourtant, n’y avait-il pas à l’origine de la création de l’école une ambition au contraire égalitariste ?

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’histoire de l’école, depuis les lois Jules Ferry, et même avant, est le résultat de l’opposition entre deux logiques. Une logique de démocratisation, c’est-à-dire permettre l’accès à l’éducation à toutes les classes sociales et une logique de sélection sociale, c’est-à-dire de la limiter, de la restreindre, à ce qui est vraiment utile aux gouvernements de droites ou aux employeurs.

Avec l’avènement de la 3e République, les gouvernements bourgeois de l’époque se retrouvent dans une situation ambivalente. Ils ne veulent pas concéder une éducation égale pour le peuple égale à celle de la bourgeoisie, mais ils veulent permettre une éducation minimale. D’ailleurs, le terme d’école « primaire », il faut l’entendre comme école « primitive », c’est-à-dire minimale. Cette école primaire, donc, jusqu’à la Première Guerre mondiale est une école qui n’a pas vocation à donner la même éducation à tous, puisqu’il s’agit de l’école de ceux qui n’ont pas les moyens (ni même l’idée) de mettre leurs enfants au lycée, qui commence à cette époque dès l’âge de 6 ans est qui est payant, et donc accessible uniquement aux familles riches. Le lycée, c’était une école de riche, pour les riches, afin de former les futurs dirigeants et les chefs d’entreprises. Les missions de l’école primaire, elles, étaient d’apprendre à lire, écrire, mais aussi à « moraliser ». 

Donc finalement, cette école de la troisième République que l’on nous présente aujourd’hui comme l’atteinte d’un idéal d’égalité n’était qu’un instrument de la bourgeoisie pour asseoir sa domination ?

Je crois que sur ce point-là, il faut se garder de deux erreurs d’analyse. La première c’est celle qui consiste à dire que l’école de la République c’est l’école de l’égalité. On voit que c’est faux, les programmes n’étaient pas les mêmes, on ne visait pas à enseigner des concepts, à former l’esprit critique, à préparer à des études prolongées. Mais cela serait une autre erreur de dire que cette école était uniquement vectrice d’inégalité.

Je crois qu’il est plus juste d’analyser ces deux logiques à la fois : c’était une vraie conquête, car tous les enfants dont les parents n’avaient pas les moyens de payer le lycée accédaient à un certain niveau d’étude, et quelques années plus tard, les filles aussi ont eu accès à cette éducation. Il y a donc un vrai pas en avant : on unifie, on donne un objectif d’un minimum à garantir. Mais cela serait une illusion de dire qu’il n’y a là que de l’égalité, car les enfants de la bourgeoisie avaient accès à une éducation qui était bien différente.

L’opposition entre ces deux logiques perdure-t-elle durant le XXe siècle ?

Tout à fait. Cette école de la troisième République, tout aussi inégalitaire qu’elle soit, va permettre à une minorité d’enfants issus des milieux populaires, et à cette époque-là majoritairement paysanne, d’accéder à des études secondaires (notamment avec le concours des bourses, dont la quantité est progressivement accrue). Et ce phénomène, bien que très minoritaire, va créer une aspiration dans les familles populaires, en se disant : « si le fils du voisin peut réussir, pourquoi pas le mien ? » Après la Seconde Guerre mondiale, en rencontrant le besoin qu’a eu le patronat de salariés plus formés dans l’industrie, cela a obligé à ces concessions : l’unification de l’école primaire, avec le même programme sur tout le territoire, pour tous les enfants, une formation unique des enseignants. Bref, on met fin à la coupure entre primaire et secondaire, et on avance vers la démocratisation de la scolarité avec l’entrée généralisée au collège.

Mais simultanément, la logique de sélection se met en place. Dans les collèges, on a créé la filière professionnelle, qui amenait les élèves à quitter les études en 5e, une filière technologique qui préparait après la 3e à intégrer des formations professionnelles, et une filière générale qui permettait de poursuivre en 2de.

On a assisté ensuite au même phénomène avec l’unification du collège et l’entrée dans des filières différentes du lycée.

On avance donc d’un pas vers la démocratisation, mais on met derrière en place un verrou.

La logique derrière c’est : « on donne sa chance à tout le monde, et ensuite, on fait le tri de ceux qui y arrivent et ceux qui n’y arrivent pas ». Finalement, ils ont transformé l’école en un espace de compétition, avec la rhétorique de l’égalité des chances.

Est-ce qu’on n’assiste pas, depuis quelques années, à une domination de la logique de sélection sur celle de démocratisation ?

Jusqu’aux années 80, la logique de démocratisation l’emportait. Mais depuis 40 ans, on assiste en effet à un rétropédalage des pouvoirs publics. Jusque-là, ils concédaient des étapes de démocratisation, tout en maintenant des mécanismes sélectifs. Aujourd’hui, ils tentent de reconquérir dans un sens inverse, pour que la logique de sélection l’emporte sur celle de démocratisation. Notamment en accroissant le poids de l’orientation. On observe différentes réformes qui vont dans ce sens. Dans l’enseignement supérieur, on pense bien sûr à Parcoursup, qui constitue un important verrou qui élimine nombre de jeunes des milieux populaires, des lycées pros, de l’université. On retrouve la même logique avec les récentes réformes du baccalauréat.

Vous évoquez la question de l’orientation. En quoi constitue-t-elle aujourd’hui un facteur de sélection et d’inégalités sociales ?

L’exemple le plus flagrant, c’est Parcoursup et la réforme de lycée. Il y a beaucoup de filières de l’enseignement supérieur, qui deviennent inaccessibles si on n’a pas suivi les bonnes options en amont du lycée. Mais le degré d’information sur ces formations est très inégal selon les ressources et les connaissances dont ils disposent dans leur entourage proche. De plus, les options les plus demandées pour les établissements supérieurs « d’élite » sont rarement proposées dans les lycées de banlieue ou de milieux ruraux. Il y a donc un filtre très inégalitaire que les gouvernements ont progressivement mis en place.

Cela signifie donc que l’orientation est le terrain d’un combat politique à mener ?

Aujourd’hui, cette question de l’orientation est essentielle. Mais je nuance, car souvent cette question focalise à elle seule les débats. Or des travaux de recherches montrent que finalement, dans les processus de sélection, l’orientation n’est que la conclusion. Ce qui joue le plus, ce sont les contenus des apprentissages qui sont faits en amont. En levant les inégalités d’accès, on a fait croire que cela suffisait à permettre à tout le monde de réussir, alors que l’on a masqué les inégalités d’apprentissages qui se jouaient à l’intérieur de la filière. 

Quelles sont-elles ces inégalités d’apprentissage ?

Premièrement, il s’agit d’une fabrication passive de l’inégalité par l’école. C’est-à-dire que certaines formes pédagogiques utilisées à l’école ne permettent pas à tout le monde d’apprendre. Par exemple, au lycée, bien souvent, les cours nécessitent souvent que l’élève ait des prérequis, des choses qu’il connaît hors de l’école, pour comprendre ce qui est dit en classe. Et donc, finalement, l’école fait comme si tous les enfants étaient éduqués à la maison comme des enfants de cadres, des enfants de profs. En maternelle, la majorité des enfants doit découvrir un milieu étrange, l’école, où la personne qui pose une question… connaît la réponse ! Et où on ne doit pas répondre seulement si on connaît la réponse, mais on nous la pose pour que l’on s’interroge soi-même… Or, c’est typiquement la culture savante, qui est absente de la plupart des familles. C’est à l’école de le faire comprendre. Ce ne sont pas les professeurs qui sont à blâmer, mais leurs formations devraient leur permettre d’être attentifs à ces formes d’enseignement implicites.

Depuis les années 80, on constate aussi un autre aspect, c’est ce que l’on nomme la fabrication active des inégalités scolaires. Cela passe par exemple par des programmes qui sont beaucoup trop longs pour être menés partout. Face à cela, que dit le gouvernement aux professeurs ? « Vous choisirez ce que vous pouvez enseigner, en essayant de faire le minimum ». Ce qu’on a appelé le socle commun. Concrètement, cela veut dire que le gouvernement pousse à une éducation à deux vitesses, où les élèves disposant des ressources nécessaires iront au bout des programmes, et ceux des établissements d’éducation prioritaire se contenteront du minimum.

Cette surcharge des programmes s’est-elle traduite par une augmentation des volumes horaires ?   

C’est tout l’inverse. Et c’est dramatique. Il y a quelques années, on a enlevé les samedis matin de classe, soit trois heures par semaine. Si on ajoute toutes ses heures enlevées sur toute la scolarité, c’est l’équivalent d’une année scolaire que l’on a supprimée. Et en même temps qu’on a fait ça, on a décidé à l’école primaire d’ajouter des langues étrangères, de l’éducation à l’environnement, à la santé… C’est-à-dire qu’on a volontairement augmenté les programmes, mais qu’on a réduit le temps pour les enseigner. On a jouté des disciplines, et en plus, celles-ci sont beaucoup plus complexes. Par exemple, en histoire à l’école primaire, il y a 50 ans, pour parler de Louis XIV, on faisait apprendre la vie du Roi, un simple récit narratif. Mais, pour préparer à la poursuite d’études, on est passé au concept de monarchie absolue comme organisation d’une société, que l’on enseigne aujourd’hui en CM1. C’est bien évidemment beaucoup plus difficile à enseigner, surtout si dans le même temps on baisse les volumes horaires. Face à cela, certains enseignants font le choix de ne faire que le minimum du programme. Et si je dis cela, ce n’est pas pour condamner les enseignants. Je rejette justement cette culpabilisation individuelle, qui doit être transformée en une vraie question politique.

On est donc dans une situation où on incite les enseignants à créer des inégalités entre les élèves, tout en leur en faisant porter la responsabilité.

Il y a donc aujourd’hui un enjeu à remettre sur le devant de la scène la logique de démocratisation face à celle de sélection ?  

On a besoin de refaire un pas en avant dans ce sens en effet. Pas uniquement en termes de prolongation d‘étude, mais surtout en termes de moyens donnés à l’école, et cela passe notamment par la formation des professeurs et des recrutements pour diminuer les effectifs des classes. On a ce besoin-là. Mais face à nous, on a des adversaires, qui s’y opposent, en essayant d’instaurer davantage de rouages de sélection.

Et cette opposition, c’est ce qui nous fait déboucher aujourd’hui sur ce qu’on peut appeler la « crise de l’école ». Pas la crise au sens que l’on entend à la télé du « tout fout le camp ». Une crise au sens où ces deux logiques contradictoires ne vont plus pouvoir tenir longtemps ensemble. Jusque-là, on a réussi à maintenir dans un équilibre instable sélection et démocratisation, mais cela risque de ne pas durer.

En quoi cet équilibre apparaît-il comme de moins en moins tenable ?  

Selon moi, l’augmentation des connaissances dans la société appelle à ce qu’on fasse un choix. Soit, on se dit qu’il faut que l’on forme mieux tout le monde, et on prépare toute une génération à être en phase et au niveau de ce que l’on appelle la révolution informationnelle. Soit on renonce, et on donne la part à la sélection et on se dit : « Ce n’est pas pour tous. Certains doivent comprendre, pour former le quota nécessaire de cadres dans la société, et les autres doivent simplement obéir ».

En réalité, cela fait déjà 20 ans que la droite et ses alliés nous font aller dans ce sens. En façade, ils disent toujours que l’on doit permettre à tous l’accès à un enseignement égal et de qualité, mais en creux, ce qu’il y a, c’est un accès aux études supérieures pour ceux qui « ont le niveau », c’est-à-dire qui disposent déjà des dispositions scolaires formées dans la famille et qui ne couteront donc pas trop cher à former. 

Suite de l’entretien à découvrir la semaine prochaine : « Avec le confinement, le gouvernement a accéléré la transformation du rôle de l’école et de l’enseignant ».


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