Le jeune Karl Marx : qu’en faire ?
Avec la sortie au cinéma l’an dernier du film de Raoul Peck, Le jeune Karl Marx, un coup de projecteur a été mis sur les débuts des deux fondateurs du socialisme scientifique. Le titre du film pouvait laisser penser qu’il s’agirait d’un éloge des œuvres de jeunesse de Marx, mais c’est au contraire sur un Marx déjà assez mature que le film insiste, de sa rencontre avec Engels jusqu’à la rédaction du Manifeste du parti communiste, passant sous silence les efforts colossaux réalisés par Marx pour s’extraire de ses propres préjugés idéalistes, de ce qu’il appelle plus tard l’« idéologie ».
Une part non négligeable des marxistes a voulu disqualifier les œuvres de jeunesse, comme quelque chose d’essentiellement faux et inintéressant. De l’autre côté, les tentatives de « revenir » au jeune Marx pour l’opposer au « vieux » Marx, celui du Capital, sont légions, et portent un projet politique révisionniste plus que douteux.
Alors que nous fêtons le bicentenaire de la naissance de Marx, revenir sur les phases importantes de sa vie, sans laisser de côté ses œuvres de jeunesse, est une entreprise de première importance si nous voulons comprendre et poursuivre le formidable progrès de la connaissance entamé par Marx et Engels.
Cette série d’article fait le choix de suivre la division de l’œuvre de Marx en trois époques, avec les œuvres de jeunesse (jusqu’aux Manuscrits de 1844), les œuvres de transition (jusqu’en 1848), et les œuvres de la maturité.
Le contexte d’une évolution philosophique majeure
Marx nait à Trèves le 5 Mai 1818, en Rhénanie. Dans l’Allemagne de la Sainte Alliance de 1815 (où les puissances européennes se réunissent pour redessiner l’Europe suite à la défaite de Napoléon), et jusqu’au « printemps des peuples » de 1848, les aspirations à la liberté sont essentiellement portées par les bourgeois libéraux.
Le régime prussien, malgré les promesses de démocratisation faites pendant les guerres de libération, tient fermement la population sous le joug d’un pouvoir autoritaire, et contient l’expression des opinions par une censure implacable. L’industrialisation du pays commence à peine, et aucune comparaison n’est possible avec la puissante Angleterre, dont le prolétariat est déjà bien constitué. Dans ce contexte, la philosophie hégélienne règne sans partage, et la philosophie idéaliste (voire encadré ci-dessous) de cet esprit brillant et érudit qu’était Hegel est entièrement mobilisée par l’Etat pour légitimer sa position.
Dans un cadre pareil, les querelles philosophiques ont toute l’apparence et le statut de querelles politiques de premier ordre. Marx, étudiant le droit puis la philosophie à Berlin, s’inscrit dans l’école de pensée dite « jeune hégélienne », dont la philosophie consiste à reprendre la pensée de Hegel pour critiquer à la fois le conservatisme de Hegel lui-même, et celui de l’Etat, par extension. La critique des jeunes hégéliens se fait surtout tapageuse en ce qui concerne la religion, à plus forte raison lorsque le très clérical Frédéric-Guillaume IV monte sur le trône du royaume de Prusse.
Renonçant à l’enseignement du fait de ses opinions politiques, Marx s’oriente vers le journalisme, et contribue à la Gazette rhénane avec quelques grandes figures du mouvement jeune hégélien, avec qui il s’est lié. Marx ne se distingue pas d’emblée pour la radicalité de ses opinions, et il n’est pas le plus extrémiste de cette mouvance. Il commence en fait en étant un démocrate libéral, plus proche des jacobins français que du communisme.
La critique de Hegel et de l’Etat
C’est en écrivant un article sur le ramassage du bois mort dans les forêts par les paysans pauvres que Marx, de son propre aveu, prend conscience d’un besoin plus grand d’analyse et de radicalité. Dans cet article, il réalise que l’Etat, bien loin d’être, comme il est chez Hegel, la projection en dehors de la société civile (le lieu où se confrontent les intérêts individuels de chacun) d’un intérêt général neutre, est le pur reflet de cette société civile, et en particulier de la classe qui y domine, en l’occurrence, des propriétaires privés qui possèdent les forêts. Il perce à jour le rôle de l’Etat, et montre celui-ci comme un instrument au service de la classe qui domine matériellement dans la société civile.
C’est le début d’une réflexion qui l’amène à critiquer vivement dans la Critique du droit politique hégélien et dans la célèbre introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel la politique allemande répressive, et c’est dans ce texte qu’il se démarque fortement des jeunes hégéliens en en appelant directement à l’intervention dans la réalité, et non plus seulement dans le champ des la conscience et des idées :
« c’est en s’emparant des masses qu’une idée devient force matérielle » !
La thématique de l’aliénation
Dans les Manuscrits de 1844, Marx s’intéresse à l’économie politique, et identifie un phénomène dans la sphère de la production, qu’il nomme « aliénation », suivant en cela le vocabulaire propre à Ludwig Feuerbach, par lequel il a été considérablement influencé pendant sa jeunesse. L’aliénation n’explique en soi aucun mécanisme social, elle fixe juste un nom sur un phénomène. Le travailleur s’aliène en travaillant, car il constitue par son activité productive un monde de marchandises qui l’écrase et le domine, sur lequel il n’a aucune propriété, bien que ce soit le fruit de son travail.
Il s’aliène également par le processus même du travail, où son « essence humaine » se perd dans des tâches répétitives et abrutissantes, et où, par le jeu du marché du travail, il se trouve lui-même réduit à un objet, une marchandise, et opposé aux autres travailleurs, eux mêmes des marchandises. L’aliénation qualifie donc un phénomène multiforme, dont l’idée commune est la perte de soi : perte de soi en tant que privé du fruit de son travail, et perte de soi en tant que privé de rapports sociaux humains, transformés en rapports marchands entre objets.
Les limites du jeune Marx
Mais Marx se trouve confronté à de terribles contradictions, qui l’empêchent d’achever ses ouvrages. La quasi totalité de ses œuvres de jeunesse restent inachevées, minées par leurs contradictions internes. La catégorie d’ « aliénation », bien qu’extrêmement intuitive, même dans le monde d’aujourd’hui, aveugle considérablement Marx, et le confine dans une abstraction de la nature humaine, abstraction qu’il a pris à Feuerbach sans la critiquer.
Cette abstraction dit, en somme, qu’en chaque individu repose une essence humaine comme potentiel virtuel de capacités et de besoins, qu’il s’agit de déployer. Le dernier pas à franchir pour Marx est de critiquer cette abstraction de l’essence humaine, qui l’empêche de penser la société et l’Histoire de façon matérialiste (voire encadré ci-dessous). Il faut au moins une rencontre avec Engels à Paris, et le début d’une collaboration qui durera jusqu’à la mort de Marx, pour que celui-ci trouve le secret de ses propres illusions.
En effet, Engels, au moment où Marx se battait toujours avec ses propres abstractions, réalisait une enquête remarquablement documentée sur les conditions de vie et de travail des ouvriers et ouvrières en Angleterre, et mettait déjà à l’ordre du jour un besoin impérieux de transformation sociale, loin de toute abstraction. La thématique de l’aliénation, elle, va évoluer en même temps que la pensée de Marx, et se transformer pour acquérir un contenu plus concret
De l’importance d’étudier le jeune Marx
L’analyse des phases pré-marxistes de Marx n’est pas une occupation oiseuse d’érudit, mais une étape incontournable de la compréhension du marxisme. Ces œuvres, nous ne devons pas en avoir honte comme si elles devaient disparaître de notre histoire : c’est précisément parce qu’elles illustrent les impasses dans lesquelles nous plonge l’idéalisme qu’il faut les étudier et les comprendre ! Ce que Marx appellera « idéologie » correspond entre autres à ce dont il a du lui-même s’extraire pour devenir pleinement « marxiste ».
L’idéalisme de Hegel, l’abstraction de l’essence humaine de Feuerbach, et les concepts abstraits qui en découlent dans les œuvres de jeunesse de Marx, font partie de l’idéologie, et sont des représentations fausses qui nous empêchent de connaître scientifiquement le monde, l’histoire, l’économie politique et la société. En tant qu’autocritique, et examen de nos propres préjugés et faiblesses idéalistes naturelles et spontanées, la critique de l’idéologie est indispensable à tout communiste dans sa formation et son parcours de militant. Celui qui croit être à l’abri de telles représentations erronées est certain d’être, comme le jeune Marx, victime d’illusions très subtiles.
C’est en ce sens que l’illustration de cet article peut enfin devenir pertinente : dans l’escalier d’honneur de l’université Humboldt à Berlin, la célèbre onzième Thèse sur Feuerbach a été inscrite sur le mur, du temps de la République Démocratique Allemande.
« les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit en fait de le transformer. »
Suite à l’annexion de la RDA par la République Fédérale Allemande, un artiste a jugé pertinent de se moquer de cette citation en inscrivant ironiquement « attention à la marche » sur chaque marche de l’escalier, pour rappeler aux communistes que l’Histoire n’est pas écrite d’avance, et que la transformation du monde peut très bien ne pas aller dans le sens qu’on imaginait.
Reprenons à notre compte ce trait d’humour artistique, comme un rappel que, dans notre hâte de transformer le monde, il faut pour cela bien le comprendre, et c’est précisément le travail auquel Marx et Engels, désormais associés, s’emploient à partir de 1845, avec pour première étape essentielle la rédaction de l’Idéologie allemande.
Idéalisme / matérialisme : dans le débat philosophique sur l’esprit et la matière, ou l’esprit et la nature, l’idéalisme postule que l’esprit est premier et conditionne, crée ou domine la matière. Le matérialisme pose au contraire la nature, la matière, comme première, et l’esprit comme une partie de la matière, une production de la matière. Dans l’idéalisme, la conscience (qui existe avant même la vie, on ne sait pas où, ni par quel miracle) produit et détermine la vie et, dans le matérialisme, c’est la vie qui produit et détermine la conscience.