Il aura été difficile d’échapper au brillant débat d’idées qui secoue la rentrée. Lors d’une table ronde organisée aux universités d’été d’Europe Écologie les Verts, Sandrine Rousseau, tête de file de la branche gauchiste de son parti, déclare : « Il faut changer de mentalité pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité ».
Polémique, tollé : la sentence est reprise sur les pages internet de tous les grands médias français. Julien Bayou, chef d’EELV, se fend d’une déclaration pour soutenir la députée, Clémentine Autain (LFI) renchérit sur la nécessité de s’attaquer au virilisme pour « changer les mentalités ». Sur les réseaux sociaux, le camp réactionnaire se délecte : de la droite extrême à l’extrême droite, les mots doux s’enchainent contre le spectre d’un féministe « extrémiste » et « grotesque ».
Alors même que la rentrée sociale annonce d’ores et déjà son lot de misère et de difficulté, il est difficile de ne pas soupirer face à la superficialité de tels échanges.
Encore une fois le règne du fait divers écarte du débat public la concrétude du froid et du manque qui s’apprête à toucher une population toujours plus large. Aux étudiants qui campent dans les campings municipaux faute de logement, aux familles qui ne pourront assumer le triplement de leur facture d’électricité, aux lycéens privés de professeur, l’espace médiatique n’a encore une fois rien d’autre à offrir que la diversion.
Une réelle division genrée du travail
Pourtant, Sandrine Rousseau ne fantasme pas une situation imaginaire. La réalité étudiée sous le prisme de la statistique nous montre que les femmes consomment moins de viande que les hommes et qu’elles sont plus nombreuses à faire le choix du végétarisme.
L’analyse du partage du travail domestique pointe que si les femmes leur consacrent une partie infiniment supérieure de leur temps que les hommes, les tâches que ces derniers effectuent sont également conditionnées à des critères de sexe. Il est facile d’imaginer la signification de ces données tant elles appartiennent à l’expérience vécue : aux hommes le bricolage, aux femmes la vaisselle.
Nous pouvons complexifier l’analyse en expliquant que le monde social ne produit pas des tâches exclusivement réservées aux femmes ou aux hommes, mais plutôt des rapports sociaux spécifiques qui divisent le travail selon le sexe. L’exemple de la cuisine est particulièrement parlant : dans un cadre familial les femmes sont beaucoup plus nombreuses à assurer les repas quotidiens, pourtant elles sont très rares dans les cuisines des restaurants étoilés.
Les femmes exercent les tâches dévalorisées et peu reconnues dans l’espace social tandis que leurs pendants sont majoritairement pris en charge par les hommes. Ainsi, ils auront plus tendance à cuisiner dans un cadre domestique à l’occasion d’un dîner organisé ou d’une fête. Le barbecue appartient à cet univers masculin de tâches domestiques épisodiquement « effectuables ». De l’autre côté de la division genrée du travail, les femmes cuisinent les légumes, mettent la table, lavent la vaisselle, accueillent les invités, s’assurent du bon déroulé du repas.
Ne passons pas à côté du problème
Alors, Sandrine Rousseau a-t-elle raison ? Oui et non. Le fait que les hommes soient plus nombreux derrière un barbecue qu’un aspirateur est indiscutable. Mais son analyse politique passe à côté du véritable problème.
Dans la droite lignée de ses récentes propositions en matière de lutte contre le patriarcat, elle se concentre sur un « imaginaire » qu’il faudrait « déviriliser ». Il s’agirait alors de déconstruire les têtes façonnées par des siècles de patriarcat, en faisant du barbecue un symbole dégenré. Le lien avec la réalité quotidienne et la pratique politique est ici bien distendu.
Lorsqu’on prétend s’attaquer à des symboles et des abstractions supposés agir sur le monde, on finit rapidement par brasser du vent. Lutter pour l’émancipation totale des femmes dans l’espace domestique exige de détourner sa lance des moulins. Attaquons-nous à la place des femmes dans le monde du travail, au sein de l’emploi capitaliste, mais également au foyer. Seule une action sur la vie concrète des femmes pourra transformer leurs existences dans l’espace domestique et abolir la division genrée du travail.
Il s’agit de revendiquer la fin de l’orientation subie, une plus grande mobilisation contre les discriminations et les violences au travail, une véritable égalité des salaires et la fin des emplois précaires, une lutte systématique contre toutes les formes de violences sexistes. Cette lutte est plus ardue, car elle s’ancre dans un quotidien qui souvent nous échappe. Mais c’est justement cette réalité qui la rend opérante et transformatrice.
Ces combats participeront peut-être à inventer une manière de manger durable saine et festive accessible à toutes et tous. Nous pourrons alors ranger nos torchons pour nous écharper, nous aussi, autour du barbecue (« utiliser un brûleur, c’est de la triche ! »). D’ici là, espérons ne pas avoir à le ressortir pour nous réchauffer cet hiver…