Le Garçon et le Héron : un monde de rêve avant l’oubli du réveil

publié le dans
Le Garçon et le Héron : un monde de rêve avant l’oubli du réveil

Pas de bande-annonce, pas d’interview, aucune image du film montrée, uniquement une affiche sobre montrant les yeux d’un homme sous un costume de héron. Voilà comment Le Garçon et le Héron est sorti au cinéma, au Japon, sous le titre de “君たちはどう生きるか“, soit Comment vivez-vous ?

Ce fût le plus grand succès de la carrière de Hayao Miyazaki, le maître, qui n’avait pas sorti de film depuis 2013, et qui fête cette année ses 82 ans. Un succès qui se maintient en France, pays qui suit avec affection et depuis longtemps ses créations et, ici aussi, son plus grand succès avec plus d’un million d’entrées.

L’apogée d’une œuvre

Nous sommes face à un film surprenant, étrange, d’une sensibilité rare et toute particulière, si bien qu’il peut être compliqué de percevoir réellement le sens profond de son histoire – sa véritable identité – ainsi que ce qu’il provoque en nous. Remontons les pistes tracées par Miyazaki, et voyons ce que nous pouvons lui répondre, lorsqu’il nous demande comment vivons-nous.

Indubitablement, il y a beaucoup du Voyage de Chihiro et Du Vent Se Lève dans Le Garçon et le Héron. Exit donc les grandes histoires mythico-politiques, telles que Princesse Mononoke ou Nausicaä de la Vallée du Vent, qui sont des immenses œuvres sur les manières de faire société et de bâtir des civilisations, sur les forces vives du travail et les puissances féminines-féministes. Nous sommes ici dans l’onirisme, dans le récit initiatique si personnel et fulgurant qu’il peut échapper à l’inconscient collectif et aux références connues de toutes et tous.

En toute simplicité

Chose particulière chez Miyazaki, l’héroïne protagoniste de ses films, à la fois traditionnelle et révolutionnaire, est ici un héros, un jeune garçon qui, avant d’être plongé dans un monde de rêves et de fantastique, naît dans un pays en guerre, le Japon pendant la Deuxième Guerre Mondiale.

En cela, les premières minutes du film sont fulgurantes, avec cet incendie ravageur qui vient arracher sa mère au protagoniste, Mahito. Une animation unique, où le son et les crépitements des flammes viennent se joindre à une envolée de couleurs, de traits disséminés, de flou, bien plus proches d’une nature surréaliste que d’un cadre historique. Et malgré l’immersion importante dans une période historique difficile, c’est bien de cela dont il est question : Mahito doit affronter le deuil, et le constat implacable et primordial que l’être humain est un être d’arrachement permanent, sans cesse enlevé à son état présent, à sa situation, où le hasard, l’absurdité, ou le destin, viennent placer devant lui adversités et souffrances. Comment bâtir alors des relations, construire un avenir, assurer une belle vie digne aux êtres aimés ?

Cet étrange héron, animal gracieux et merveilleux, cache bien des secrets, à la fois entre ridicule, mesquinerie et gentillesse, sincérité. À l’image de tout le monde onirique qu’explorera Mahito, rien n’est aussi simple que ce que nous avons juste sous les yeux. La nature profonde des choses se trouve ailleurs.

À la découverte de l’univers Miyazaki

Le premier tiers du film plonge donc le spectateur dans le Japon impérial. Nous y voyons les cigarettes de l’époque, les montres, les rassemblements militaires, certainement venus des mémoires d’enfant de Miyazaki. Nous sommes dans Le Vent se Lève. Peu de musique, sinon très sobre, très contenue, et une attention particulière donnée à la sensation des sons, des feuilles qui frémissent, des pas sur les planches de bois.

De l’imaginaire à la réalité

Nous passons ensuite dans le monde onirique. Nous sommes dans Le Voyage de Chihiro, mais qui ne se limite cette fois pas à un hôtel fantastique/chimérique qui exploite ses femmes de ménage et les jeunes filles qui y travaillent. Nous y voyons la mer, des îles, des châteaux, des jardins, des villes, et même une forme de Jardin d’Eden. Beaucoup de choses sont soumises à interprétation. C’est là la différence entre rêves et mythologie : s’il existe des liens évidents entre ces deux mondes narratifs, la mythologie possède des références et des archétypes que tout le monde peut saisir — le mentor, l’artiste, le jumeau maléfique, la nemesis-que ce soit dans l’inconscient collectif ou dans des personnages connus. Les rêves, en revanche, n’ont de signification que pour le rêveur. Notre imaginaire, nos aspirations profondes, nos désirs, notre inconscient, nos secrets, font tout aussi partie intégrante de qui nous sommes que nos actions, nos mots et nos pensées.

C’est pourquoi le monde de Mahito foisonne, regorge de vie, de milliers et de milliers d’oiseaux, de bateaux, de personnages, de détails, de toute sorte d’animation fabuleuse qui a certainement dû coûter des centaines et des centaines de nuits blanches aux équipes du Studio Ghibli. Il est impossible de ne pas être impressionné par cette immensité dans la foule d’oiseaux, de moments où l’écran déborde d’éléments fantastiques, au point de nous perdre volontairement.

Joe Hisaishi revient encore une fois à la musique – après nous avoir composé les plus belles symphonies cinématographiques du siècle dernier pour Nausicaä, Chihiro, le Château Ambulant, etc – et son style ressort encore une fois. Mélodies douces et minimalistes au piano, pizzicato au violon – technique qui consiste à pincer les cordes avec ses doigts – et des chœurs féminins et d’enfants, qui sont le cœur de l’œuvre, avec ces rythmes saccadés à la fois accueillants, avertissant du danger, et mystiques.

Un dernier chef-d’œuvre ?

Un constat étrange vient pourtant s’installer à la fin de l’œuvre, annoncée par Miyazaki comme sa dernière (cela dit, cela fait vingt ans qu’il nous annonce prendre sa retraite, donc qui sait ?). La fin du film a en effet de quoi surprendre, car nous finissons dans le quotidien historique de Mahito, dans un décor simple, dans une situation simple, qui n’a rien de particulièrement exceptionnelle, sinon justement le fait de vivre sa vie simplement.

On se croirait presque dans une fin de film de la Nouvelle Vague. Mais c’est sans doute cela aussi, le cœur du Garçon et du Héron : la difficulté, voir l’impossibilité de transmettre, de passer la main, pour un homme du XXᵉ siècle qui refuse de vouloir prendre en charge le XXIᵉ. Mais au fond, après avoir fait le deuil, vécu des aventures fantastiques, et justement avoir été réveillé par le rêve le plus merveilleux — et c’est sans doute-là le plus important et le plus beau – la vie reprend, mais pas exactement comme avant.


Édition hebdomadaire

Mêmes rubriques