S’il est bien une chose qui caractérise les premiers pas de l’écologie politique en France, c’est le rejet du capitalisme et du « socialisme réellement existant », en les mettant dos à dos. L’écologie politique tente ainsi de discréditer aussi bien la pensée marxiste que la gauche « traditionnelle » en général. Sur quelle base se fait cette offensive idéologique ? Sur l’idée que les communistes, et Marx lui-même, seraient en fait des « productivistes » au même titre que les capitalistes. C’est par conséquent cette notion de productivisme qu’il faut interroger.
En pleine période de course à la productivité entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique (et sur fond d’un véritable enjeu historique : la crédibilité du capitalisme contesté d’un côté, la légitimité et la viabilité du socialisme de l’autre), le mouvement écolo nait en prétendant que ces deux modèles reviennent au même : des deux côtés du rideau de fer, on exploite et on détruit la nature sans se préoccuper des conséquences. La rhétorique s’est solidement implantée dans les réseaux écologistes, si bien qu’aujourd’hui encore on entend cette critique de productivisme adressée au Parti Communiste, critique d’autant plus grotesque après la conversion officielle du candidat écologiste aux européennes à « l’écologie de marché ».
Qu’est-ce que le productivisme ?
De la façon la plus basique possible, le productivisme est la logique productive visant à produire toujours plus, en compressant toujours plus les délais : produire toujours plus et plus vite, produire pour produire, quoi qu’il en coûte.
En quoi le capitalisme est-il dit productiviste ? Le capitaliste ne produit pas pour produire, mais parce que dans le cycle de production il extorque aux salariés une partie de la valeur qu’ils créent avec leur force de travail. C’est dans le cycle de production des marchandises que naît le profit, et ainsi le capitaliste cherche à produire davantage pour extraire davantage de plus-value. Mais si le profit vient de la production, il ne se réalise que par la vente. Un objet produit en série dans une industrie moderne, mais si inutile et indésirable qu’il ne trouverait aucun acheteur resterait sur les bras du capitaliste, comme capital marchandise impossible à transformer en capital argent. Le capitalisme a donc besoin d’outils plus perfectionnés pour vendre sa production, outils qui entrent dans le cœur de ce qu’on qualifie de société de consommation : le culte quasi mystique de la nouveauté est le versant idéologique de ce système, tandis que l’obsolescence programmée, le « merchandising » et le « marketing » assurent la réussite commerciale des nouveaux produits déversés sur le marché.
Aussi le capitalisme est-il guidé par la seule recherche des plus hauts taux de profit, et la production s’oriente vers les secteurs les plus rentables. De ce fait, le capital inonde le marché de produits inutiles, dangereux, fabriqués avec des procédés polluants, lorsque cela lui est profitable. Là où le régime de la pénurie fait gonfler les taux de profit, au contraire, il restreint la production. Le capitalisme ne produit donc pas tout et n’importe quoi avec pour seul guide le fait même de produire, comme le dénoncent les anti-productivistes : il produit ce qui est rentable et ralentit la production de ce qui l’est moins.
La conséquence de ce mouvement du capital est un emballement toujours plus rapide de toute la production pour aller plus vite, créer plus de nouveauté, trouver de nouvelles techniques dans les secteurs les plus rentables pour augmenter la productivité, bouleverser les systèmes politiques, sociaux et culturels qui se mettent en travers de la marche inexorable du capital, dans la course à ce que Marx appelle sa « reproduction élargie ». L’accumulation capitaliste est comme un moteur qui entraîne avec lui toute la société, la contraint et la soumet à ses objectifs primaires, à son rythme de reproduction qui révolutionne en permanence les besoins des individus, les modes de vie, les structures sociales.
Le communisme est-il un anti-productivisme ?
La définition que nous avons donné du productivisme ne permet pas d’y associer le communisme, y compris dans ses formes soviétiques les plus décriées. Mais pour autant le communisme ne saurait être un anti-productivisme. La cristallisation du débat sur l’enjeu général et simpliste « produire plus » ou « produire moins » a le défaut d’isoler la production de tout son contexte socio-historique : la société dans laquelle on produit, l’époque, l’état d’avancement technique et de l’équipement technologique de l’industrie et de l’agriculture, le taux de satisfaction des besoins élémentaires des individus dans la société. Produire plus et produire moins sont des mots d’ordre simplistes qui ont en commun de ne pas toucher à la répartition de la plus-value, à l’exploitation capitaliste, à la domination de classe de la bourgeoisie sur la société. La croissance économique n’entraîne absolument pas mécaniquement l’amélioration de la situation de la classe ouvrière : celle-ci doit, comme en 1968, établir un rapport de force à son avantage, si besoin par le recours à la violence, pour faire progresser sa condition, augmenter les salaires et diminuer le temps de travail, imposer des contre-pouvoirs ouvriers au sein des entreprises. Mais inversement, la récession ou la décroissance n’impliquent en rien une amélioration des conditions de vie et de travail des ouvriers. L’austérité, la diminution forcée de la consommation, touche en premier la classe ouvrière, que l’on sacrifie pour restaurer les taux de profit des capitalistes. Les mots d’ordre tels que « économisez l’électricité » oublient que la plupart des foyers ouvriers n’ont pas forcément les moyens de chauffer leur habitation l’hiver.
Être un anti-productiviste revient à simplifier la réalité pour la rendre compatible avec des slogans politiques accrocheurs qui parlent à la mauvaise conscience écologiste de la bourgeoisie urbaine et des classes moyennes aisées. La réalité est plus complexe : comment appeler à diminuer la consommation et la production alors que pour la majeure partie de la population mondiale les besoins de base ne sont pas satisfaits ? En ceci, le communisme rejette à la fois productivisme et anti productivisme. La question n’est pas de produire plus ou moins, mais de produire les bonnes choses et de la bonne manière. Comment diminuer la consommation d’essence sans une solide industrie pour concevoir et produire en série les transports en commun qui rendront l’usage des voitures superflu ? Comment remplacer les différentes énergies fossiles actuelles sans une industrie du renouvelable et du nucléaire capable de soutenir un secteur renouvelé de la production électrique et de produire ses équipements, nécessaires à la transition énergétique et à la diminution des émissions de gaz carbonique ?
Les besoins de l’Humanité
Un des immenses mérites de Marx est d’avoir compris que l’essence humaine n’a rien d’une donnée abstraite, immuable et universelle, mais qu’elle est spécifique à chaque époque, à chaque société : les besoins humains de base ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’il y a dix ans, et les nouveaux besoins ne sont pas pour autant de faux besoins. Il est commode pour se sortir du productivisme de prétendre que les besoins modernes sont le fruit d’une aliénation et de la société de consommation, et qu’au final il faudrait retourner à une vie de sobriété en communion avec « notre » nature originelle. Utopie fantaisiste de romantiques indécrottables, elle est symptomatique d’une bourgeoisie qui ne comprend que trop bien que la débauche de richesses dont elle bénéficie n’assure en rien son bonheur matériel. Elle peut alors juger avec un souverain mépris ceux qui sont en bas de l’échelle sociale et qui lorgnent avec envie sur les ordinateurs dernier cri, sur les voyages à l’autre bout du monde, sur les voitures récentes et même sur les quelques plaisirs accessibles occasionnellement pour leurs enfants, comme des pots de pâte à tartiner en promotion. Ce que cette bourgeoisie éclairée oublie un peu vite, c’est qu’il faut dépasser un certain seuil pour que les richesses ne concourent plus au bonheur et au contraire produisent une certaine lassitude. Ce seuil, l’immense majorité des habitants des pays riches est loin de l’atteindre, et il constitue le seuil à partir duquel on peut dire qu’à une époque et dans un pays donné, les besoins humains élémentaires sont atteints. Avoir une alimentation variée, agréable et saine, se sentir en sécurité chez soi et à l’extérieur, avoir accès à des équipements sportifs, à des services publics, avoir accès aux réseaux de téléphonie et d’internet, bénéficier des interfaces numériques qui deviennent de plus en plus indispensables (ordinateurs, tablettes, smartphones…), chauffer son logement l’hiver, l’éclairer la nuit, avoir même un logement décent, pouvoir se déplacer facilement pour aller travailler, pour aller à l’école, ou pour les loisirs… Autant de besoins qui n’ont rien de commun avec les besoins humains qui existaient avant la révolution industrielle. Beaucoup ont évolué, se sont transformé, mais n’en demeurent pas moins de vrais besoins et non un caprice inutile. Rien de plus classique que le bourgeois qui juge avec mépris l’ouvrier qui dit ne pas avoir les moyens de manger bio, mais qui se permet de s’acheter un smartphone. Rien de plus classique que le membre de la classe dominante qui se croit autorisé à lister et hiérarchiser les besoins des classes dominées, pour prétendre que celles-ci ne savent décidément pas gérer leur argent. Le paternalisme bourgeois prend des formes multiples, et la critique du consumérisme des ouvriers en est une qui plait beaucoup à une certaine « gauche ».
Quel projet productif communiste ?
Cette pensée communiste de l’écologie se base sur la critique de l’anarchie capitaliste de la production, et rejoint la critique du monopole capitaliste sur la prise de décision économique à l’échelle nationale mais aussi dans chaque entreprise, dans chaque chaîne de production. Les communistes savent que tant que le capital demeure maître de la production, celle-ci restera prisonnière des logiques court-termistes de rentabilité. Non seulement la production se fera au dépens de la santé, du bonheur et des besoins des travailleurs, mais en plus elle se fait chaque jour davantage aux dépens de l’environnement dans lequel nous vivons, de notre « niche écologique », mettant ainsi en question l’avenir de toute notre espèce. L’impératif de rendre aux travailleurs la maîtrise de l’outil de production n’est pas une utopie, c’est la conséquence nécessaire du capitalisme qui ne peut pas perdurer éternellement, qui a mis en place un formidable appareil de production mais qui ne sait pas l’utiliser.