A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, nous revenons à travers une série d’article sur les apports essentiels du marxisme à l’analyse sérieuse de la société moderne. Second épisode !
L’apport théorique de Karl Marx pour le marxisme vivant consiste dans une critique impitoyable de toute idéologie qui justifie l’ordre social établi, et dans la découverte des lois générales du développement de la société capitaliste qui permet d’éclairer les conditions contemporaines de la lutte des classes. La théorie marxiste a été forgée dans les luttes et enrichie par elles, au moyen d’une critique des théories qui font obstacle à l’affranchissement de la classe travailleuse.
La critique de la philosophie allemande, de l’économie politique classique et du socialisme utopique.
Le matérialisme contre l’idéalisme
Marx provient dans sa jeunesse de la philosophie allemande hégélienne : il remarque alors que la politique ne peut pas être séparée de l’économie. Pour les hégéliens, la politique, avec les rapports juridiques entre les humains et les différentes formes d’Etat, étaient le produit de l’évolution de l’esprit humain en général. Au contraire, Marx a découvert que les formes politiques ont pour racine les luttes sociales et les conditions matérielles de la société. Ce sont les rapports entre les humains pour la production de leurs moyens d’existence qui déterminent l’expression de ces rapports dans des lois et des constitutions d’État, et non pas l’inverse. C’est pourquoi on dit que le marxisme est matérialiste. Ce n’est pas une évolution un peu mystérieuse de l’esprit ou des consciences qui change la vie, mais l’inverse.
“Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience”
(L’Idéologie allemande)
Une société n’est pas avancée grâce à l’esprit évolué ou la moralité supérieure de son peuple, plus “civilisé” que les autres : c’était pourtant le discours qui justifiait la colonisation, et qui érige encore aujourd’hui le libéralisme occidental en bon sens universel, détenu par ceux qui se sont éveillés à la “liberté”. L’idéologie n’hésite pas à se ranger du côté de la “conscience” ou de la “culture” prétendument supérieure par rapport aux pays industriellement peu développés, mais elle sait se mettre du côté de la “nature” quand il s’agit de conserver le mode de production capitaliste soi-disant naturel.
Dans un tout autre registre, les réformistes se concentrent trop sur les questions institutionnelles ou législatives, comme si un changement de constitution par exemple pouvait à lui seul radicalement changer les conditions sociales, alors que les formes politiques sont déterminées par l’antagonisme entre le capital et le travail dans la production économique. Ainsi, même dans les entreprises publiques, alors que le rapport juridique de propriété a été décidé par l’Etat, la gestion capitaliste de l’entreprise peut s’y imposer au nom de la rentabilité du capital (à travers les taux d’intérêts des crédits à rembourser).
La dialectique contre l’idéologie conservatrice
Le marxisme est dialectique car il montre le caractère historique et périssable des formes et des rapports sociaux. L’économie politique classique que Marx a critiqué faisait au contraire passer pour éternelles et naturelles les lois de l’économie capitaliste.
“Dans sa configuration rationnelle, la dialectique est un scandale et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état des choses existant, elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce qu’elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire”
(Deuxième préface au Capital)
La nécessité des lois de l’économie ne les rend ni éternelles ni naturelles, mais c’est justement en comprenant leur nécessité que l’on comprend comment elles doivent être critiquées et révolutionnées. Les rapports sociaux de production, les formes économiques, politiques, juridiques qui les expriment, sont historiques, au sens où même s’ils déterminent l’existence sociale, ils sont produits par les humains.
Les conservateurs parlent de lois naturelles pour qu’on n’y touche pas et pour qu’on s’y adapte. Les réformistes veulent adapter le fonctionnement de la société à certaines exigences humanistes, pour une société plus humaine. Mais ces deux discours, pourtant adversaires, ignorent la dialectique de la transformation par les humains de leur environnement extérieur, de la nature qu’ils ont transformée en produisant les moyens d’existence qu’ils élargissent, et à travers cette transformation, celle de leur nature humaine, de leurs aptitudes, de leur pensée et des rapports entre eux. La transformation de l’environnement est une appropriation, et non pas une adaptation.
Les darwinismes sociaux de tout genre sont ainsi profondément antidialectiques. Ces théories prétendent que la société est un environnement naturel inerte qui impose aux individus de s’adapter ou de périr, la sélection “naturelle” permettant l’évolution générale par l’innovation individuelle des individus les plus adaptés. Au contraire, il y a une action réciproque des individus et des groupes sociaux sur leur environnement, par le travail et par l’organisation collective. L’environnement où agissent les humains, transformé par eux, leur impose des conditions d’existence, d’ailleurs différenciées par la division sociale du travail et la société divisée en classes, mais des conditions qui doivent être reproduites, c’est-à-dire transformables.
La nature humaine est souvent invoquée contre la possibilité du communisme après le capitalisme : l’homme est trop égoïste, trop individualiste, violent, etc. C’est une mystification idéologique que l’on détruit par la théorie révolutionnaire :
“L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux”
(Thèses sur Feuerbach)
Les humains de la société capitaliste, dirigée par la recherche du plus haut taux de profit, de la rentabilité, développent en tant que travailleurs des aptitudes nouvelles, de nouvelles technologies, une productivité intensifiée, des concepts scientifiques plus exacts, etc., et en même temps ils sont exploités au prix d’immenses gâchis humains, environnementaux et financiers, leur développement est freiné, limité, parfois empêché, par le maintien des rapports de production capitalistes. La nature humaine en tant qu’ensemble des rapports sociaux se transforme dans la dialectique historique de la production et de la reproduction (élargie) de notre existence. Il semble bien clair par exemple que la mise en cause planétaire du rapport patriarcal entre les hommes et les femmes, a une influence considérable sur ce que sont et deviennent les humains aujourd’hui.
La critique du socialisme utopique par le matérialisme historique
Les penseurs socialistes de la première moitié du XIXe siècle ont commencé à mettre en cause le capitalisme en disant qu’il était contre-nature et en faisant la promotion d’une nouvelle organisation de la société. Mais parce qu’ils ne voyaient la nécessité historique relative des lois économiques, ils tombaient dans la critique morale. Ils essayaient d’édifier de petites sociétés, justes, morales, mais isolées de la société capitaliste et organisées comme des modèles imaginés, au lieu d’agir pour transformer la réalité sociale existante dans son ensemble à partir des contradictions qu’elle contient objectivement.
Le matérialisme historique doit empêcher de rechuter dans ces écueils. La division technique et sociale du travail et les sociétés de classe ont été une nécessité historique dans le dépassement du stade de la simple reproduction à l’identique des moyens d’existence, c’est-à-dire le stade de la subsistance où tout ce qui est produit est consommé, et une nécessité pour le développement des forces productives. Produire plus que ce qui est nécessaire au maintien à l’existant, c’est avoir du temps pour réaliser un travail qui ne sera pas immédiatement utilisable, ou pour l’expression artistique par exemple. L’augmentation de la productivité du travail humain a permis un système d’exploitation, qui requiert en effet qu’une partie de la production ne soit pas consommée par les producteurs. De même, l’expropriation primitive sanglante décrite par Marx dans Le Capital a été nécessaire à la formation d’une classe ouvrière, et la révolution bourgeoise nécessaire à l’abolition des rapports féodaux qui étaient contradictoires au développement du capitalisme. Avec la socialisation du travail, la concentration de la propriété privée, la prolétarisation de presque toute la population, il est historiquement possible pour la première fois que l’affranchissement de la classe exploitée aboutisse à une société sans classes.
Après l’apport du socialisme utopique pour nier le bien fondé de l’existence du capitalisme, il fallait donc passer au socialisme scientifique : partir du mouvement réel (concret) de la réalité dans les luttes, pour se doter d’une théorie révolutionnaire (abstrait) mise à l’épreuve de la transformation sociale.
Matérialisme dialectique et socialisme scientifique.
Le concept de matière
Le matérialisme dialectique explique que la réalité objective est indépendante de notre pensée et qu’elle existait avant elle, et que cette réalité est reflétée dans notre pensée ou notre conscience. Le concept philosophique de matière désigne la réalité objective qui est indépendante de la conscience que nous en avons, mais il ne désigne pas une structure physique et des propriétés de la matière en particulier. Par contre, le concept physique de matière appartient à la science physique qui théorise la structure et les propriétés de la matière : ce concept scientifique est relatif aux progrès de la connaissance. Le concept philosophique de matière et les théories physiques s’enrichissent dialectiquement dans l’histoire : dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine montre que les révolutions scientifiques exigent un matérialisme d’une forme nouvelle, mais qu’elles ne sauraient être exploitées par des réactionnaires pour nier l’existence d’une réalité objective indépendante de nous et de ce que nous en savons ou percevons.
Les lois de la dialectique
Pour la dialectique, tout est en mouvement, rien n’est définitif, éternel ou sacré. Quand on pense dialectiquement, on essaie de comprendre les lois du mouvement : le mouvement de l’état des choses existant est objectif, autodynamique (il se développe par lui-même, quoique nous en pensons), indépendant de nos conceptions, de nos préférences ou de nos préjugés. Pourquoi ce qui semblait faux s’avère-t-il maintenant vrai ? Pourquoi une stratégie était-elle efficace hier et plus aujourd’hui ? Comment l’échec d’une lutte peut apporter en même temps des avancées ? Ces questions, que se posent souvent les militants politiques, peuvent être éclairées par la dialectique.
La dialectique n’est pas notre manière habituelle de penser. C’est plutôt la logique formelle qui passe pour être le bon sens : une chose est identique à elle-même, une chose ne peut pas être son contraire (ou, une proposition ne peut pas être vraie si son contraire est vrai), une chose existe ou alors son contraire existe (ou, soit une proposition est vraie, soit elle est fausse). Effectivement, si on regarde l’état des choses comme fixe, figé, de manière abstraite, ça semble logique !
Cependant, les lois de la dialectique expliquent le mouvement de la réalité concrète. Le changement dialectique montre les choses comme un processus. Ce qui est n’est pas, parce qu’il est encore ce qu’il n’est plus, et parce qu’il n’est déjà plus ce qu’il est. L’état des choses présent est ce qu’il est, mais il contient les restes du passé disparaissants et les premiers développements déjà présents de ce qui apparaît. Dans la définition de ce qui est, il y a le mouvement qui le fait disparaître. Par exemple, dans le capitalisme, il y a nécessairement la lutte du prolétariat pour le dépassement du capitalisme, et par définition il ne peut y avoir de capitalisme sans prolétariat :
“Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs”
(Manifeste du parti communiste)
La dialectique montre les contradictions qui développent le mouvement de la réalité. C’est pourquoi il ne faut pas juger les choses isolément, mais les placer dans un processus, et voir dans une même chose ce qu’elle peut devenir. La bourgeoisie, en s’affirmant, abolit l’existence des classes de petits propriétaires (artisans, commerçants, paysans) et prolétarise ainsi des couches croissantes de la population, et donc développe la classe qui nie sa domination jusqu’à sa disparition (le prolétariat). La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est la négation de la négation des classes expropriées. L’antagonisme entre capital et travail consiste en ce que la bourgeoisie ne peut exister sans prolétariat, et le prolétariat n’a pu se développer qu’avec l’existence d’une bourgeoisie expropriatrice et employeuse : quand il n’y aura plus de bourgeoisie, il n’y aura plus de prolétariat en tant que classe qui vend comme une marchandise sa force de travail. La solution de la contradiction est le passage au socialisme.
Le passage d’un seuil historique à l’autre, d’un mode de production à un autre (du capitalisme au socialisme), ou d’une forme sociale à une autre, ne se font pas par de petits changements imperceptibles, mais par des changements brusques, des bonds, des révolutions. Le maintien des choses à l’identique devient impossible, car il est contradictoire avec son développement, avec de nouvelles potentialités. Par exemple, les humains sont capables de produire des moyens d’action qui dépassent largement ce qu’ils ont hérité de leur patrimoine génétique : même si de petits et longs changements ont formé les conditions de l’hominisation, du dépassement du monde animal, (station verticale, développement de la boîte crânienne, etc.) c’est la fabrication des outils qui a constitué un seuil qualitatif. Autre exemple, la maîtrise du feu ouvre un nouveau champ de possibilités : réduction du temps de digestion avec la cuisson (libéré pour d’autres activités), activité la nuit, nouveaux outils, etc. Les marxistes ont montré comment la révolution industrielle, avec la machine-outil, permet de dépasser les limites du corps humain et la dépendance à l’habileté des individus singuliers, et comment la révolution informationnelle permet le dépassement des limites des capacités neurocérébrales et une appropriation non-privative possible des informations. Avec ces deux révolutions objectives, la propriété privée n’est plus fondée sur le travail humain, ni non plus sur la privation, elle perd tout fondement autre que le maintien des rapports de production.
La théorie de la connaissance
Le matérialisme dialectique reconnaît que les connaissances scientifiques sont relatives, car le monde se transforme sans arrêt. Nos connaissances ont un fond de vérité, car l’humanité a la possibilité (matérielle et historique) de connaître de mieux en mieux le monde, avec le développement des forces productives, par exemple les procédés industriels qui vérifient constamment et massivement les théories scientifiques.
La théorie marxiste de la connaissance montre que la connaissance commence par les sensations et les perceptions, mais qu’elle va du concret à l’abstrait : avec l’abstraction, la pensée se rapproche de la vérité. Mais pour ne pas se détacher de la réalité, la théorie doit être liée à la pratique et à l’expérience pour transformer le monde (la science et l’industrie le font ensemble quotidiennement).
Ainsi, le matérialisme historique explique que l’action de la classe ouvrière est nécessaire historiquement et que la victoire du socialisme est inévitable, mais cela ne veut pas dire que cela va se faire tout seul : c’est l’activité humaine qui mène au socialisme. Il faut donc lutter dans de nombreuses circonstances qui peuvent retarder le socialisme.
Le rôle de la conscience dans l’activité humaine
Par ailleurs, la philosophie marxiste donne un grand rôle aux idées. Les idées proviennent des conditions matérielles d’existence objectives des humains. L’idéologie bourgeoise vise à maintenir le capitalisme et l’oppression de classe. Mais des idées nouvelles surgissent sur la base de la vie matérielle et sociale, et ces idées nouvelles « deviennent une force matérielle » quand elles s’emparent des masses et qu’elles se réalisent par la lutte consciente et organisée des masses. Par exemple, Marx et Engels ont fait la prédiction scientifique du renversement du capitalisme en raison de ses contradictions, et Lénine a enrichi le marxisme à une époque différente du capitalisme, celle de l’impérialisme.
La prise en compte par la dialectique de l’aspect subjectif de l’activité humaine n’est pas à négliger, sinon on risque de tomber dans le matérialisme vulgaire. Pourquoi vulgaire ? Parce qu’il réduit la forme supérieure à la base inférieure : il réduit l’amour à la sexualité, l’existence humaine à l’existence animale, les besoins sociaux aux besoins physiologiques, etc. Le matérialisme vulgaire est un naturalisme qui tend au conservatisme : tout ce qui est réel pour lui est réduit aux lois de la nature, privé de l’investissement subjectif humain dans le travail. Il nie tout ce qui est virtuel, possible, potentiel, dans le réel. Les marxistes doivent s’en méfier comme de la peste.
« Le principal défaut de tout matérialisme jusqu’ici est que l’objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective. C’est pourquoi en opposition au matérialisme l’aspect actif fut développé de façon abstraite par l’idéalisme, qui ne connaît naturellement pas l’activité réelle, sensible, comme telle”
(Thèses sur Feuerbach)
Le matérialisme dialectique n’est donc pas immuable et définitif, mais il a un noyau de vérité absolue. Le monde objectif change sans cesse, donc la connaissance humaine est un processus sans fin. Il faut donc faire progresser la science marxiste dans toutes les directions pour ne pas « retarder sur la vie ». Cependant, le matérialisme dialectique et historique est un acquis théorique et un acquis pour la lutte de classes.
Les découvertes scientifiques confirment le matérialisme dialectique en approfondissant l’idée que l’on se faisait de la matière, de la réalité objective. A chaque grande découverte scientifique, le matérialisme doit changer de forme, mais ce changement ne fait que confirmer ses principes fondamentaux.
“Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer” (Thèses)
Marx a rompu avec la philosophie, pas seulement parce qu’il privilégiait l’action révolutionnaire, mais surtout parce que le matérialisme dialectique montre que le travail théorique ne s’apprécie que par la pratique réelle. Son travail politique ne l’a pas conduit à arrêter de théoriser, bien au contraire, puisqu’il voyait Le Capital, qui lui a demandé des efforts conceptuels considérables, comme un missile lancé contre la bourgeoisie. Le matérialisme dialectique est la pensée de la dialectique réelle entre la théorie et la pratique.
Karl Marx 2018
Karl Marx 2018 : de la philosophie politique au philosophe en politique