A l’occasion du 200ème anniversaire de Friedrich Engels, et l’année où il accède enfin à une certaine reconnaissance académique en entrant au programme de philosophie de terminale, il est plus que temps de s’intéresser à ce communiste qui, sans doute plus que quiconque, a incarné l’indissoluble unité de la théorie et de la pratique en matière de lutte révolutionnaire.
Peut-on séparer Marx d’Engels ?
Tout semble indiquer que Marx et Engels sont indissociables. Représentés côte à côte à Berlin sur une statue, leurs visages figurant l’un à la suite de l’autre sur les images de propagande communiste, leurs noms écrits côte à côte sur la couverture de nombreux ouvrages : il est clair qu’on ne peut pas séparer ces deux noms sans porter atteinte à l’intégrité du communisme.
Et pourtant, on parle bien de marxisme, éclipsant le nom d’Engels de l’histoire des courants de pensée. D’ailleurs celui-ci après le décès de Marx ne cessait de répéter qu’il n’était qu’un « second violon » dont l’apport ne saurait être comparé à celui de Marx. Souvent présenté de façon simpliste comme le mécène de Marx (c’est là mépriser la vie de Marx lui-même qui, loin d’avoir été « entretenu » par Engels, a bien souvent vécu de petits boulots d’intellectuel précaire), à la rigueur comme un simple éditeur ou comme un vulgarisateur sans talent de la pensée de son ami, Engels reste toujours aujourd’hui dans l’ombre de Marx.
Sa participation à la conceptualisation du communisme reste méconnue, pour ne pas dire délibérément ignorée, méprisée. Les grands mouvements philosophiques de « retour à Marx », au jeune Marx, sont trop heureux d’escamoter nonchalamment Engels. En effet, Engels l’éditeur, le vulgarisateur, l’auteur de lettres dans lesquelles il explique patiemment à ses correspondants la pensée de Marx, n’a-t-il pas trop simplifié Marx en croyant le mettre à la portée de tous ? N’a-t-il pas ouvert la voie à des marxismes dogmatiques ? Ne faudrait-il pas cacher honteusement cette vulgarisation de la pensée géniale de Marx ? Non. A rebours de ceux qui pensent pouvoir mieux comprendre Marx en faisant abstraction d’Engels, on pourrait répondre par cette réplique de Marx : « l’ignorance n’a jamais aidé personne ! ». Non seulement connaître Engels est nécessaire à la compréhension globale du marxisme, mais en plus celui-ci ne s’est jamais contenté d’être un obscur personnage dans l’ombre du génie, et il mérite d’être connu pour lui-même.
Le jeune Engels : un théoricien autodidacte
Friedrich Engels est originaire de Barmen, en Rhénanie, où il grandit dans une famille aisée. Il est le fils d’un industriel de la filière textile. Contrairement à Marx qui a étudié à l’université, Engels va très tôt se plonger dans le milieu de la production industrielle et du commerce.
C’est lors de son passage à Berlin en 1841 qu’il rencontre les « jeunes hégéliens ». Ces philosophes de formation revendiquent l’héritage de Hegel en termes de méthode critique et dialectique, mais récusent les conclusions du vieux Hegel, qu’ils suspectent de légitimer l’existence anachronique de la monarchie absolue bigote prussienne. Engels, jeune autodidacte déjà initié à la philosophie hégélienne, athée convaincu et militant, s’engage à leurs côtés.
La lutte, faute de pouvoir être ouvertement politique dans l’autocratie prussienne, se concentrait alors contre l’ancien camarade de Hegel, Schelling, venu prendre sa place d’enseignant après son décès. La postérité de Hegel s’était avérée remuante et dérangeante pour le régime prussien. En effet, bien qu’étant conclue chez Hegel par un énigmatique et ambigu soutien au régime, la philosophie qu’il avait mis en place était un rouleau compresseur critique écrasant monarchie absolue, Églises et dogmes religieux. Schelling est un enseignant bien plus convenable aux yeux du régime, et il est nommé à Berlin pour y siffler la fin de la récréation chez les étudiants et rétablir l’ordre. La lutte (interdite et violemment réprimée) contre le régime prussien se déguise donc logiquement en lutte (tolérée) contre la philosophie de Schelling, et le « socialisme » allemand est d’ores et déjà un socialisme de littéraires, d’intellectuels, une bataille des idées coupée de tout lien avec le mouvement réel des masses.
Engels prend part au combat et publie à partir de 1841 sous le pseudonyme de Friedrich Oswald dans le Telegraph für Deutschland des pamphlets critiques et argumentés contre la philosophie de Schelling. Au même moment, Marx terminait son parcours universitaire et claquait la porte du milieu Jeune hégélien, dont le seul horizon de lutte était la publication de critiques littéraires de l’autoritarisme prussien et de la religion. En 1842, Engels rédige déjà quelques articles pour le journal dans lequel Marx est devenu lui aussi rédacteur, la Reinische Zeitung, et les deux hommes se croisent même à Cologne. On dit d’ailleurs que Marx reçoit Engels avec une immense froideur, voyant en lui un « jeune hégélien » comme les autres. Le temps de la rupture totale avec ceux-ci est proche pour les deux hommes, tous deux convertis au communisme, et qui voient d’un mauvais œil le communisme de façade de leurs anciens camarades qui se contentent d’utiliser le communisme et l’athéisme de façon outrancière pour choquer leur milieu intellectuel.
La rencontre avec le communisme
Envoyé à Manchester travailler pour la firme de son père, Engels se retrouve dans le pays du capitalisme le plus avancé, dans lequel un prolétariat déjà mûr pour la révolution commence à s’organiser. Engels s’illustre à nouveau par sa capacité à dépasser son absence de formation académique. Il se rapproche des milieux communistes (les disciples d’Owen qui professent un communisme utopique), il commence également à se former à l’école des économistes anglais pour tenter de comprendre pourquoi le capitalisme engendre un prolétariat misérable.
Il écrit en 1843 pour la Deutsche-Französischer Jahrbücher, une revue radicale dans laquelle Marx rédige aussi régulièrement des articles, un texte sur l’économie politique anglaise qui à bien des égards préfigure les développements ultérieurs de l’analyse marxiste. Engels identifie déjà les faiblesses des théories économiques préexistantes. S’il ne parvient pas encore à conceptualiser ce qui est laissé dans l’ombre par ceux-ci, il influence néanmoins considérablement Marx. C’est à partir de ces esquisses que celui-ci va commencer à s’intéresser à l’économie politique, qu’il avait jusque là ignoré. On trouve déjà dans cet article des éléments qui seront essentiels dans l’analyse marxiste. A titre d’exemple, Engels note déjà que les économistes classiques comme Adam Smith sont incapables d’expliquer le profit autrement que par une escroquerie (les capitalistes s’escroqueraient mutuellement à l’achat et à la vente en pesant sur les prix), et qu’il est absurde mathématiquement qu’une telle escroquerie soit possible à l’échelle de toute l’économie. Le concept de plus-value manque évidemment aux classiques qui bouchent ce trou béant dans leur théorie par des propositions absurdes, et on peut y voir un mérite immense d’Engels qui parvient à identifier ce manque théorique.
La rencontre avec le prolétariat
La rencontre en 1844 à Paris entre Engels et Marx n’est sans doute pas un accident, puisque leurs routes se croisaient déjà depuis deux ans dans des revues. S’il est relativement connu qu’Engels connaissait déjà Marx de réputation et par ses textes, il est également vrai que Marx n’était pas indifférent aux travaux d’Engels sur l’économie politique et également sur la description minutieuse des conditions de vie du prolétariat anglais, qu’il commençait à esquisser.
Engels a déjà une solide avance sur Marx en 1844, lorsqu’ils se rencontrent. Marx part toujours de sa formation philosophique et voit en conséquence les idées comme premières. C’est ce que lui-même nommera plus tard idéologie, et il est évident qu’à ses yeux la bataille se joue encore à l’époque dans les revues, dans le fait de croiser le fer avec ses adversaires par écrit, parce que l’idée du communisme devrait triompher par sa seule force de conviction, en pénétrant l’esprit des opprimés. Engels a pour sa part déjà posé les premières bases de ce qu’on nommera « socialisme scientifique ». Il a une avance vis-à-vis des utopistes qui voient dans le prolétariat un simple symptôme déplaisant du capitalisme, et même vis-à-vis de Marx qui de son côté voit encore dans la Contribution de 1843 et dans les Manuscrits de 1844 le prolétariat de façon abstraite avec les yeux émus du philosophe compatissant. Marx perçoit déjà, notamment grâce à son virage vers l’économie politique, que les causes de la misère du prolétariat comme les conditions de son émancipation sont à chercher dans le fonctionnement du système. C’est ce raisonnement qui le mènera jusqu’à la rédaction du Capital.
La différence fondamentale entre les deux pères du communisme est qu’Engels a déjà identifié dans le prolétariat la force matérielle qui tout à la fois peut et doit s’emparer du pouvoir. Son travail sur la Situation de la classe laborieuse en Angleterre (publiée en 1845) l’a amené à partager le quotidien et les luttes des prolétaires anglais. Dès lors, il lui aurait été impossible de se limiter à une description misérabiliste des ouvriers et ouvrières. La misère est bien réelle, certes, et le livre d’Engels en fait une description éloquente. Mais le prolétariat n’a pas besoin qu’on se penche avec commisération sur son infortune pour le plaindre : ce dont il a besoin, c’est de soutien dans sa lutte, d’armes théoriques, d’idées révolutionnaires. Par sa position même, le prolétariat est contraint d’engager une lutte à mort avec les capitalistes. C’est par conséquent la seule classe qui est à la fois capable (par son nombre, par son organisation, par sa discipline) et forcée de mener à son terme la lutte contre la bourgeoisie. Elle doit le faire, et elle le fera. Le communisme n’est plus une « belle idée » à défendre, c’est l’expression même de la nécessité historique qu’a l’une des deux classes en lutte de l’emporter sur l’autre. C’est à présent une évidence pour Engels, et ça le devient pour Marx aussi. Encore une fois, Engels parvient à identifier un besoin théorique avec une lucidité stupéfiante.
La collaboration avec Marx
A partir du début de leur collaboration, l’œuvre de Marx et Engels semble ne faire plus qu’une. Ils publient ensemble une vive attaque contre les « jeunes hégéliens » (La Sainte famille, 1844), mais très vite s’aperçoivent que cette bataille stratosphérique entre philosophes ne mène à rien. Ils se tournent alors encore davantage vers la transformation du réel et non plus la simple critique des idées et représentations mentales. A l’occasion de la rédaction de L’Idéologie allemande, en 1845, ils réalisent un baroud d’honneur en polémiquant contre le précurseur de l’anarchisme individualiste, Stirner, et s’emploient surtout à réaliser une vaste et profonde critique de leurs illusions idéalistes passées. Toute leur œuvre d’avant 1845 est revue et corrigée par cette critique : l’idéalisme est purgé de leur pensée, de leur représentation du prolétariat et de la lutte des classes. Le matérialisme historique, science des conditions matérielles de l’émancipation du prolétariat, est fondé pour de bon. L’Idéologie allemande opère un renversement essentiel : ce n’est plus la lutte du prolétariat qui doit servir la bataille des idées (en 1843 Marx voyait encore dans le prolétariat le bras armé de la philosophie, l’instrument de la réalisation des idées communistes et de l’humanisme abstrait), c’est la bataille des idées qui doit servir la lutte du prolétariat.Il serait vain de tenter de séparer les deux œuvres, les deux pensées. Non pas qu’Engels et Marx n’aient pas eu chacun leur vie propre, leur trajectoire personnelle. Mais cette « action réciproque » est devenue trop subtile et intime pour nous permettre de faire le tri dans l’œuvre commune. Il serait simpliste de vouloir lire le Capital en faisant abstraction des notes de lecture, des compléments et ajouts, des préfaces d’Engels. Après tout, ces mêmes notes, ajouts et préfaces sont également le fruit de la collaboration d’Engels avec Marx. De même, vouloir prendre ses distances avec l’œuvre d’Engels en prétextant un manque d’exigence philosophique et un dogmatisme médiocre de vulgarisateur, c’est ignorer la correspondance permanente entre les deux penseurs qui s’échangeaient en permanence leurs vues sur tous ces sujets. Cette méfiance vis-à-vis de la « vulgarisation » s’appuie au premier abord sur un légitime souci de fidélité théorique à la pensée du « maître », mais trahit en l’occurrence l’horreur qu’inspire aux sages bourgeois radicaux la perspective d’un marxisme qui sortirait des salons et des universités pour se répandre effectivement parmi le peuple. Avec Engels, c’est pourtant bien cette perspective là qui importe : un marxisme purement théorique n’est qu’une discussion coupée de la réalité des luttes, inoffensive, idéaliste. Au contraire, le travail militant et théorique d’Engels témoigne dans la continuité d’une volonté de faire communiquer la science de l’histoire avec le mouvement réel des prolétaires, afin d’armer le prolétariat en le dotant d’une conscience claire de son rôle historique et de ses moyens d’action.