Friedrich Engels 2020 : Engels et le prolétariat (2/4)

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Friedrich Engels 2020 : Engels et le prolétariat (2/4)

Dans son article de 1895 écrit quelques mois après le décès d’Engels, Lénine (qui avait vingt cinq ans à l’époque et avait déjà rencontré en Europe de l’ouest la génération suivante de dirigeants marxistes) écrivait :

« Le prolétariat en lutte s’aidera lui-même. Le mouvement politique de la classe ouvrière amènera inévitablement les ouvriers à se rendre compte qu’il n’est pour eux d’autre issue que le socialisme. A son tour le socialisme ne sera une force que lorsqu’il deviendra l’objectif de la lutte politique de la classe ouvrière. Telles sont les idées maîtresses du livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, idées que l’ensemble du prolétariat qui pense et qui lutte a aujourd’hui faites siennes, mais qui étaient alors toutes nouvelles. »

La Situation de la classe laborieuse en Angleterre 

Dans cet ouvrage achevé en 1845, et qui est le fruit d’un long travail de terrain, Engels rend compte pour la première fois des conditions de vie et de travail des ouvriers, sans misérabilisme. Le ton du livre est au contraire enthousiaste. Engels ne se contente pas de décrire des conditions de vie à la limite du supportable, il montre surtout dans quelle mesure la condition ouvrière pousse nécessairement le prolétariat anglais à entrer en conflit avec la bourgeoisie.

Marx et Engels parviennent par des chemins différents au communisme et à la compréhension du rôle du prolétariat dans l’histoire. Lorsqu’ils se rencontrent à Paris en 1844, leurs conceptions ne sont pas encore tout à fait claires. Sur le plan théorique, Engels concède volontiers à Marx une avance considérable dès ses fameuses « thèses sur Feuerbach », dont la onzième affirme qu’il n’est plus tant question d’interpréter le monde que de le transformer. Engels parvient au même résultat grâce à son travail de terrain auprès du prolétariat anglais. Plus encore, alors que le communisme de l’époque reste somme toute assez paternaliste, Engels voit dans le prolétariat la possibilité d’une initiative historique. Pour la première fois, les ouvriers ne sont plus des victimes malheureuses du système capitaliste, mais des combattants pour un monde nouveau.

La conception préexistante du prolétariat est celle d’une masse misérable avec laquelle le théoricien sympathise. Dans un écrit de 1872 sur « les scissions dans l’Internationale », Engels note que les communistes étaient alors « abstentionnistes », dans le sens où ils s’inscrivaient en dehors de tout mouvement ouvrier réel. Les saint-simoniens et les disciples d’Owen proposaient une société communiste clef en main, qu’il suffirait de construire en marge du capitalisme. Le prolétariat était le grand bénéficiaire de ces utopies communistes, mais il n’en était pas l’initiateur ni le théoricien. On considérait qu’il fallait un brillant esprit, un prophète, pour faire sortir du néant l’idée d’une autre société radicalement différente, dans son organisation et son fonctionnement, de celle que nous connaissons. Malgré son immaturité politique, le prolétariat n’avait pas attendu le marxisme pour s’organiser dans le mouvement chartiste en Angleterre et avait commencé à croiser le fer avec la bourgeoisie en France, notamment à Lyon et à Paris. Engels constate alors que le prolétariat en lutte n’a que faire des communautés utopiques et que, s’il partage certaines de leurs revendications, il n’en demeure pas moins méfiant vis-à-vis des prophètes du communisme.

Doter le prolétariat d’une théorie scientifique de la révolution

« En conséquence, le socialisme n’apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l’histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré d’une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit. » (Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique)

La « révolution » philosophique portée par Engels et Marx dans l’Idéologie allemande consistait à voir dans les « idées » le reflet de conditions matérielles objectives d’existence. Ainsi « remise sur ses pieds », l’histoire n’est plus celle des idées mais celle des personnes bien réelles qui vivent et pensent à partir de leur réalité concrète. Dès lors, l’idée du communisme cesse d’être « un idéal » qu’un visionnaire imaginerait, mais il est le « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ». Souvent mal interprétée, cette définition du communisme entraîne d’ailleurs des malentendus regrettables, comme si le communisme n’avait ni programme, ni projet, mais se laissait simplement porter par le cours des choses, attendant que dans le capitalisme des « germes » de la société future fleurissent d’eux-mêmes. Tout au contraire, cette nouvelle conception du communisme comme « mouvement » et non plus comme « utopie » vise à mettre en avant le rôle des luttes des opprimés dans le dépassement révolutionnaire et violent du capitalisme. Le communisme devient la pensée politique et stratégique du prolétariat. Si le rôle du théoricien et du parti communiste n’est pas de décrire par l’imagination la société communiste future, il n’en demeure pas moins qu’il est nécessaire de penser les moyens par lesquels le prolétariat entend renverser la domination bourgeoise. La politique économique, sociale, éducative, culturelle etc. que devra porter le prolétariat pour ôter aux capitalistes leur monopole de la production doit constituer à proprement parler le cœur du « programme » et de la stratégie des communistes. Le communisme devient la science des conditions et des moyens historiques qui, à une époque donnée, peuvent permettre au prolétariat de remporter la lutte contre la bourgeoisie. 

C’est là l’idée qu’on retrouve chez Engels dès La Situation ainsi que dans ses écrits antérieurs en économie politique. L’étude scientifique du capitalisme, de son fonctionnement, doit nous permettre de découvrir comment, à partir de la réalité donnée, le prolétariat dispose des moyens et de l’opportunité de conquérir le pouvoir. C’est en ce sens que se dessine le rôle du théoricien « intellectuel organique » de la classe ouvrière. Le théoricien démystifie le fonctionnement du système capitaliste et explique ses crises. Il entrevoit comment la société pourrait utiliser les forces productives que le capitalisme ne parvient pas à contrôler, et contribue ainsi à préparer le prolétariat à l’exercice du pouvoir.

« Les forces socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature: aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles. Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l’activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et d’atteindre nos buts grâce à elles. » (Socialisme utopique et socialisme scientifique / Anti-Dühring)

La mise en avant de l’initiative historique du prolétariat ne conduit par conséquent pas à une mise au second plan des intellectuels issus des autres couches sociales. Ceux-ci, à l’image d’Engels qui appartient plutôt à la classe dominante, peuvent faire le choix de mettre leur effort intellectuel au service de la classe en lutte pour son émancipation. Inversement, le parti ouvrier qui ne dispose d’aucune théorie révolutionnaire se retrouve dans une situation analogue à celle du mouvement ouvrier au début des années 1840. 

Constituer un parti de la classe ouvrière

C’est à cette époque qu’Engels entre en contact avec la Ligue des Justes. Cette société basée à Londres est ce qui se rapproche le plus d’une organisation politique de la classe ouvrière. Composée à l’origine d’exilés allemands, la Ligue glisse progressivement vers le communisme, mais sans pouvoir se doter d’une théorie commune, et encore moins d’une stratégie. Dans ses rangs, certains intellectuels issus ou non de la classe ouvrière forment des sectes communistes basées sur leur propre théorie et « féodalisent » le mouvement en créant un courant centré sur leur prestige et leur aura personnelle. Débordée, la Ligue comprend qu’elle a besoin d’une conception scientifique de la révolution. La sensation d’avancer à l’aveugle par manque de stratégie pesait sur la conscience de ces vieux militants révolutionnaires qui voyaient avec des yeux lucides le risque d’un éparpillement du prolétariat entre plusieurs chapelles concurrentes. Le besoin d’unité ne passait pas par des compromis mous entre ces différentes sectes pour créer l’union sur un socle vague et mal défini. Il fallait au contraire se doter d’une « science » de la révolution capable de donner au prolétariat les instruments théoriques de sa propre libération. La direction de la Ligue, après quelques tergiversations, finit par demander à Marx et Engels de les rejoindre, de réorganiser la Ligue et de lui fournir un manifeste scientifique du communisme.

Au même moment, Marx et Engels se sont établis à Bruxelles, y ont constitué un comité de correspondance communiste international et ont déjà commencé un travail de propagande au sein des sociétés ouvrières. Lorsque la Ligue fait appel à eux, ils s’investissent pour la réformer de l’intérieur en ralliant à leur conception scientifique de l’histoire la majorité des délégués lors des congrès de la Ligue. Cela suppose un travail acharné sur le terrain de façon à faire reculer au maximum l’influence des sectes petites bourgeoises qui divisaient de l’intérieur le mouvement ouvrier. C’est un succès, puisque grâce à ce travail de terrain, et en particulier ici grâce à l’activité acharnée d’Engels, l’organisation change de nom pour devenir la Ligue des Communistes. Elle acte sa visée internationaliste en adoptant le mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » et charge Marx et Engels de rédiger une profession de foi résumant les principes communistes en quelques points clef.

Le Manifeste communiste et l’organisation du prolétariat

Ladite profession de foi tarde à voir le jour : Engels commence par rédiger des Principes du communisme, suivant scrupuleusement le plan établi par la Ligue. Le résultat est un bréviaire communiste assez dogmatique, davantage à cause de la forme imposée que par le fond des réponses. Engels fournit en réalité une solide base pour que Marx, s’émancipant de la forme voulue par la Ligue, construise à partir de son texte et des différentes notes remontées depuis les sections locales, ce qui sera le Manifeste. Ce texte porte à juste titre le nom des deux auteurs, qui ont chacun contribué à son succès à leur façon. L’exhaustivité et la rigueur des réponses d’Engels aux questions posées par la Ligue (« qu’est-ce que le communisme ? »,« pourquoi existe-t-il des prolétaires ? » etc.) a pris sous la plume de Marx la forme d’un raisonnement dialectique fait pour susciter une compréhension rapide des enjeux et un enthousiasme optimiste pour l’avenir de la révolution.

Les années qui suivent la publication du Manifeste sont une brutale mise en pratique pour Marx et Engels. Ceux-ci participent activement aux évènements révolutionnaires en Allemagne en 1848 et après, et ne se contentent pas d’y être de simples théoriciens bien à l’écart des champs de bataille. Suite à la débâcle de 1848, le mouvement ouvrier subit un revers. Ce reflux permet néanmoins à Marx et Engels de préparer le prochain éclatement révolutionnaire. Marx participe activement à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs mais se consacre surtout à la lutte sur le front théorique : c’est la découverte de la plus-value et la rédaction du Capital, comme outil de compréhension du capitalisme et arme mise entre les mains du prolétariat. Engels de son côté participe également à l’AIT, et s’engage personnellement dans les débats internes contre les diverses sectes socialistes et contre l’entrisme anarchiste qui abreuve le prolétariat de thèses bourgeoises visant un compromis de classe.

Pour Engels, le travail militant de terrain se poursuit sur le tard avec la construction de la IIème Internationale. Il y fait alors figure de conseiller et de guide, et sa correspondance témoigne d’un vif intérêt pour tous le développement de tous les partis communistes des différentes nations.


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