La polémique sur l’islamo-gauchisme a permis à l’anti-intellectualisme et aux dénigrements des sciences humaines et sociales de s’exprimer. Revenons sur l’existence et le rôle de ces disciplines, sommées d’être “neutres”, mais attaquées par le néolibéralisme.
Dans un précédent article, nous avons analysé et critiqué la récente vindicte de Frédérique Vidal à l’encontre des enseignant-es-chercheur-ses, les insultant “d’islamo-gauchistes”. Derrière ce néologisme fasciste, construit sur le même modèle que “judéo-bolchévique” en son temps, la ministre attaque les membres de la communauté scientifique, en particulier des sciences humaines et sociales, en les associant à un ennemi intérieur. L’objectif est de nourrir la peur, une panique morale, pour faire progresser un agenda politique des plus réactionnaires.
Avec la loi de programmation de la recherche, déjà combattue par les syndicats, les instances scientifiques (laboratoires, présidences d’université) et les étudiant-es, mais promulguée le 24 décembre 2020, le gouvernement casse profondément le service public universitaire en précarisant les métiers de la recherche. La ministre avance sur ses deux jambes : son néolibéralisme destructeur s’en prend à l’organisation du travail universitaire, de la production intellectuelle, pour les mettre au service de l’accumulation capitalistique et le justifie par un discours anti-intellectualiste, avec des prises de position particulièrement agressives à l’encontre de ses propres collègues.
Nous souhaitons faire un point sur la fonction des sciences humaines et sociales (SHS), puisque ce sont précisément elles qui sont attaquées, taxées de faire de la fausse science pour des raisons idéologiques. Vu des débats autour de la supposée falsification d’un certain nombre de résultats dans des articles co-écrits par Frédérique Vidal, l’ironie est palpable.
Les sciences humaines et sociales, de véritables disciplines scientifiques
Une science sociale est une discipline qui étudie les faits sociaux, les fonctionnements humains, que l’on ne peut pas strictement attribuer à la biologie. L’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la géographie, la psychologie, les sciences de l’éducation, la science politique, l’économie, les sciences juridiques en font partie. À celles-ci s’ajoutent les sciences humaines : la philosophie, la littérature, l’étude des langues et des civilisations, l’ensemble des études artistiques. Ces disciplines peuvent emprunter les unes aux autres, des méthodes, des objets d’études.
Ce sont des sciences parce que les chercheur-ses développent des méthodes scientifiques propres à leurs disciplines afin de réguler la production de connaissances, de pouvoir discuter leurs résultats.
Chaque discipline a ses courants scientifiques divers, qui peuvent être influencés par des idéologies (marxisme, libéralisme, anarchisme, conservatisme…). Les emprunts à ces courants politiques sont traduits dans des courants de pensée propres à la discipline. Par exemple, la sociologie bourdieusienne s’intéresse aux mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales, en s’inspirant du marxisme, tout en critiquant le primat donné au capital économique par les marxistes. Les chercheur-ses construisent alors des concepts pour expliquer le réel. Il en est ainsi du concept de “champ social”, développé par Bourdieu, qu’il a d’ailleurs utilisé pour analyser la production académique et les rapports de pouvoir en son sein. Il montre comment les chercheur-ses se positionnent, évoluent, et avec elles et eux les sujets de recherche et théories qu’ils et elles portent, en mobilisant différents types de capitaux (social, symbolique, culturel et économique).
On peut même élargir la focale pour étudier l’institutionnalisation de ces disciplines. La sociologie a conquis sa légitimité dans les universités au début du XXème siècle en construisant des outils méthodologiques inspirés des méthodes employées par d’autres sciences reconnues, comme le recours aux statistiques, et en formalisant ses pratiques. À cette époque, des intellectuel-les qui voulaient faire de la sociologie s’en sont alors détourné-es, contrarié-es par l’exigence de rigueur et de recherche qui leur était faite.
Les sciences humaines et sociales sont donc définies par les méthodes scientifiques qu’elles emploient. C’est pourquoi nous pouvons faire la critique des critiques faites par nos ministres qui alertent à l’islamo-gauchisme. Leurs affirmations sont faites sans étude, sans données, sans même définir le mot. Les essayistes et chroniqueurs qui profitent de cette tendance ont les mêmes tares. Leurs thèses ne peuvent même pas être débattues, puisqu’elles ne sont fondées sur rien et qu’ils et elles ne produisent aucun argument sérieux pour les soutenir.
La neutralité contre l’indépendance et l’autonomie de la recherche scientifique
Parfois, ils et elles renvoient aux chercheur-ses une exigence de neutralité. Ils et elles invoquent avec plaisir le fantôme de Max Weber, l’un des pères fondateurs de la sociologie, et sa “neutralité axiologique”, pour réduire au silence les scientifiques.
Mais de quoi parle-t-on ? D’abord, ce terme a été mal traduit de l’allemand vers l’anglais, sous axiological neutrality. La Werturteilfreiheit de Max Weber, littéralement la qualité d’être libre de tout jugement de valeur, devint alors l’argument d’autorité pour combattre les marxistes des campus, après 1949. Pourtant, pour qu’une théorie scientifique satisfasse cette condition, pour Weber, il faut simplement qu’elle décrive l’état du monde, et en explique les raisons, au lieu de dire ce que le monde devrait être. Les sociologues doivent clarifier et préciser le fondement de leurs hypothèses de départ, leurs références, afin que leurs opinions ne puissent pas être camouflées et diffusées de façon insidieuse.
Une fois nos inspirations clarifiées, nous choisissons des hypothèses, contre lesquelles nous allons travailler. Le travail de recherche est un combat contre nos propres idées, afin d’en vérifier la robustesse, à l’épreuve des faits. Nous confrontons des centaines de sources contradictoires pour situer notre travail et interpréter nos résultats. Notre méthodologie est construite pour limiter au maximum les biais (et la quantité de séminaires sur la posture de recherche, sur la réflexivité témoigne des nœuds au cerveau qu’on se fait pour parvenir à cet objectif !).
Un excellent exemple de cette démarche scientifique est l’étude récente dirigée par Julien Talpin sur L’Epreuve de la discrimination en quartier populaire. Le sociologue explique avoir recouru aux entretiens biographiques : les participant-es à l’enquête décrivent simplement leur histoire, librement. Au cours de ces entretiens, 93% des enquêté-es ont mentionné au moins une expérience de discrimination. Voilà le cœur de la démarche scientifique : ne pas imposer à l’enquêté-e notre mode de réflexion, nos opinions, et tirer nos conclusions des résultats empiriques, tout en pointant les limites de notre propre travail.
Le monde scientifique, en sciences humaines et sociales, comme ailleurs, est une arène de débat, où l’on recherche la contradiction, les remarques, les questions. La science se construit de ces échanges, francs et libres.
Le néolibéralisme contre la science
Or le monde que le néolibéralisme a à nous offrir s’oppose à cet idéal et cette nécessité pour une production intellectuelle de qualité. Certains sondages ont circulé sur l’opinion des Français-es concernant l’islamo-gauchisme : ces sondages, produits par des instituts sur commande, imposent aux enquêté-es une préoccupation extérieure, une formulation parfois inconnue, des termes de réponse binaires. C’est anti-scientifique.
La concurrence accrue entre chercheur-ses du fait de la destruction du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche, de son fonctionnement sur appel à projets, encourage à arrondir les angles de ses résultats pour obtenir la bourse tant attendue. Et à cet égard, ce ne sont pas les sciences humaines et sociales qui sont pointées du doigt : les scandales, en France, se trouvent dans la discipline de la ministre : la biologie.
Voilà comment les attaques contre l’université s’articulent au profit d’un projet de société ultralibéral et réactionnaire. Étouffé-es par toutes sortes de contraintes, pointé-es du doigt, les chercheur-ses dont les travaux ne sont pas rentables doivent abandonner. Tant pis pour la science, qui est une recherche constante de vérité, puisque ça ne crée pas de plus-value immédiatement accumulable.