Depuis quelques jours, la question du burkini s’est réinvitée dans l’espace public à la faveur d’une délibération au conseil municipal de la ville de Grenoble — sur la proposition du maire Éric Piolle, poussé par l’association Alliance citoyenne et des demandes qui semblent émaner d’habitantes de confession musulmane — portant sur la modification de la réglementation des piscines municipales.
Même si l’article 10 portant sur les tenues, et qui a fait le cœur du débat, ne mentionnait pas explicitement le mot « burkini » dans son contenu, il autorise de facto son port pour la baignade. À l’issue de 4 h d’échanges, à une courte majorité, l’article est adopté par le conseil municipal non sans heurts, houleux articles de presse et débats télévisés.
De nombreuses questions ont été soulevées lors de ce débat tant dans les médias que dans les discussions et échanges, nous proposons ici de réaliser un rapide retour sur quelques-unes d’entre elles qui interrogent, surtout à gauche.
Quid de la laïcité ?
Bien que le burkini ne soit techniquement pas un vêtement religieux à proprement parler, car il s’agit d’un pur produit du marché capitaliste, il est clairement destiné en priorité à un marché de niche identitaire et religieux. La question des croyances et de l’expression religieuses autour de ce vêtement ne peut donc pas être évacuée.
Force est de constater néanmoins que l’invocation de la loi de 1905 n’est pas immédiatement pertinente dans ce débat. En effet, la loi garantit en effet le libre exercice des cultes et le port d’une tenue évoquant une appartenance religieuse dans l’espace public, y compris dans une piscine publique, n’est pas contrevenant à la loi.
Ce qui ne veut pas dire que le port et l’extension du port du burkini ne pose aucune question concernant la laïcité et ses principes.
Quid des groupes de pression ?
La question des groupes de pression qui mènent la bataille pour le port et l’extension du port des signes religieux, notamment chez les femmes musulmanes, se pose. Pour l’imposition du port du voile, il s’agit par exemple d’une revendication historique des Frères musulmans dont le lobbying international est historique et documenté. Il ne fait aucun doute que les raisons de ce lobbying sont sexistes, anti-laïques et obscurantistes.
Néanmoins, il y a d’autres arguments qui ne sont pas ceux de ces groupes à l’agenda islamiste. L’existence de ces derniers et leur influence doivent être bien prises en compte et étudiées puisqu’elles sont sérieuses, mais sans amalgamer toute revendication et sombrer dans une théorie du complot. En somme, il y a les islamistes radicaux aux motifs ouvertement anti-laïques, et il y a leurs idiots utiles qui tombent sur les mêmes revendications pour des raisons parfois très différentes.
La question est de comprendre pourquoi des désirs d’émancipation en viennent à se retrouver concordants avec des revendications qui émanent directement de groupes qui rejettent l’émancipation, dont la laïcité est l’une des garantes.
C’est que d’autres questions viennent brouiller les références et que nous ne débattons pas tous sur les mêmes bases.
Quid de la condition féminine ?
En réalité, si c’est surtout par la droite que la laïcité a été invoquée dans ce débat (et la majorité du temps à tort), ce n’est pas l’angle sous lequel le maire de Grenoble Éric Piolle avait soulevé la question de son côté. Il entendait plutôt dénoncer et rompre avec les « injonctions sur le corps des femmes ». Ce serait donc un combat au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps.
Bien entendu, la question du regard des hommes est à poser et on sait combien il est malheureusement déterminant, combien il est difficile de s’en émanciper pour les femmes et combien des décennies de combats féministes peinent encore à y parvenir. C’est pourquoi autoriser le port du burkini, c’est-à-dire autoriser une forme de vêtement modeste qui cache un peu plus le corps, peut apparaître comme un compromis de circonstance pour échapper au regard des hommes chez une partie des féministes et en même temps pour une dangereuse capitulation devant ce dernier pour une autre partie d’entre elles.
C’est ce qui nous rappelle également qu’il ne faut pas négliger comment le regard et le rapport que les femmes portent à leur propre corps est aussi déterminant. Souvent, les restrictions ou les décisions de porter tel ou tel vêtement de baignade ne viennent en effet ni des hommes, ni immédiatement des hommes de religion, mais des femmes elles-mêmes qui souhaitent, acceptent, s’imposent ou se résignent à la discrétion.
Néanmoins, si le regard porté sur les femmes était ultimement déterminant, alors le problème du port de tel ou tel maillot de bain se poserait plus largement et les piscines, comme les plages, seraient désertées de toutes les femmes depuis bien longtemps, ce qui n’est objectivement pas le cas. De plus, comme Éric Piolle et certains soutiens l’expriment, il ne s’agit pas de restreindre les possibilités, mais de les étendre, permettant tant le burkini que le topless, dont on peut raisonnablement douter qu’il ne souffre pas plus encore que les tenues précédemment autorisées du regard suspect des hommes et surement d’une partie des femmes également.
Le problème soulevé de ce côté est celui de la double injonction, dans quel raisonnement ne voit-on pas que le burkini — tout comme les différentes variantes du port du voile — n’émane pas lui-même d’injonctions sur le corps des femmes ? Injonctions qui sont justifiées, promues et appuyées par des mystifications obscurantistes ?
Quid du recul de la raison ?
Un point qui a peu été soulevé, c’est celui du recul des idées progressistes et de la raison. Une partie de la gauche se sent obligée de valider toute croyance populaire, religieuse ou séculière, au nom de la lutte contre les oppressions.
À moins d’adopter soi-même le point de vue du croyant, il est très clair que le burkini comme le voile sont d’abord du tissu, mais du tissu dans lequel la croyante investit aussi une part de son identité et de ses croyances ésotériques typique de l’aliénation religieuse. En prêtant à un vêtement une dimension spirituelle et une expression de son identité, on prête à celui-ci un pouvoir, un pouvoir sur les autres et sur soi-même. Ces considérations relèvent aussi d’une expression de la pensée magique.
On a vu, par exemple, pendant la crise sanitaire, et même avant, avec l’insécurité sociale, la déconnexion du grand public avec la parole des experts et bien sûr avec le concours d’effets de bulles sur les réseaux sociaux et d’importantes opérations des propagandes, des contrevérités et des pratiques obscurantistes parviennent à s’imposer dans la société. D’après France Inter, plus de 58 % des Français croient aujourd’hui dans les parasciences et les croyances ésotériques. Les religieux sont logiquement sensibles à ces démarches antirationnelles puisque celles-ci s’appuient sur les mêmes bases.
Ainsi, il est particulièrement inquiétant de voir le retour de la croyance massivement chez les plus jeunes, un phénomène qui traduit un revers infligé à la rationalité qui n’est pas sans lien avec la perte de confiance dans les institutions et la parole des experts assimilés, souvent à tort, à la parole institutionnelle. Dans le cas des femmes musulmanes, l’augmentation du port du voile et du burkini relève aussi d’une expression de cette crise de la rationalité. La parole des prêcheurs du fondamentalisme trouve aussi son écho parce que la société est dans l’état de se faire le terreau fertile de leurs doctrines.
Le double problème étant d’une part qu’une partie de la gauche a accepté le discours antirationnel comme étant un discours de contestation légitime lorsqu’il émane d’une minorité considérée comme opprimée qu’il faut soutenir. D’autre part qu’il faudrait tolérer cette irrationalité au nom de la non-remise en cause des croyances et certitudes individuelles, confondant la remise en cause de comportements antirationnels avec une forme d’oppression des individus.
Quand bien même on souhaiterait rediriger cette contestation vers quelque chose de plus constructif, ce serait pourtant impossible sans ouvertement remettre en question les fondements de l’irrationalité : la pensée magique, les croyances ésotériques, la religion et toutes les pratiques cultuelles et rituelles dont le voile et le burkini sont aussi des expressions. L’ignorance et l’obscurantisme ne sont et ne seront jamais émancipateurs, leur progression n’a définitivement rien de positif.
Conclusion
En somme, il ne s’agit pas d’obliger la moindre femme musulmane à se dévoiler, ce serait une répression contreproductive et qui formerait une violence supplémentaire, et un dévoiement de la laïcité dans ces principes qui doivent permettre la libre expression cultuelle de toutes et tous. De même, il ne s’agit pas d’interdire l’accès à l’université, à la rue ou à tout autre espace à une femme adulte qui porterait un voile.
Il s’agit d’en finir avec l’instrumentalisation de ces épiphénomènes de société — qui ne sont que les formes visibles de phénomènes bien plus sérieux — et l’instrumentalisation de la minorité musulmane française, d’un côté par ceux qui cherchent à gagner de bons points tolérance en adoubant tout ce qui leur semble sporadiquement contestataire sans se poser sérieusement la question de la pertinence de ces contestations, et de l’autre par les paranoïaques qui agitent des fantasmes réactionnaires de « grand remplacement » ne correspondant à rien de concret et divisant toujours plus arbitrairement la société.
Il s’agit de replacer les sciences et la raison au cœur des combats émancipateurs, de ne pas avoir peur de confronter les croyances et les croyants aux limites de la croyance. Non pas pour les oppresser, mais justement cesser d’infantiliser et de se replier sur de faux consensus qui ne servent personne.
Il s’agit de réellement proposer une voie émancipatrice et collective en s’attaquant aux racines du problème, c’est-à-dire les insécurités réelles qui frappent la société et qui nourrissent les insécurités identitaires, créant les causes du repli : inégalités femmes/hommes, défiances racistes, illusions religieuses, insécurités dans le travail, dans les études, dans l’avenir, etc. Selon la formule parfaitement énoncée par Jean Jaurès :
« La République doit être laïque et sociale, mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale ».