Dans la nuit du 21 au 22 avril, disparaissait Zourab Tsereteli, un immense artiste-peintre, sculpteur monumentaliste et mosaïste géorgien, artiste populaire d’URSS, lauréat de nombreux prix, président de l’Académie des Beaux-Arts et du Musée des Arts Contemporains de Russie.
Zourab Tsereteli est l’auteur de plus de 5 000 œuvres de peinture, de sculpture, d’arts graphiques et décoratifs. Il est à l’origine de la conception artistique du Mémorial de Lénine à Oulianovsk, des complexes hôteliers d’Izmailovo (1980) et Yalta (1977). Il participe également à l’aménagement du parc Riviera à Sochi et conçoit les décors modernistes du Palais des Syndicats à Tbilissi et de la nouvelle scène du Bolchoï.
L’œuvre sculpturale de Tsereteli a traversé tout le vingtième siècle et continue toujours à marquer le paysage urbain de nombreuses villes dans le monde, du Brésil au Japon, en passant par la Géorgie, la Russie, l’Europe de l’Ouest les États-Unis. Son œuvre picturale foisonnante éblouit depuis des décennies les milliers de visiteurs de ses galeries d’exposition, avec des compositions animées et généreuses, toutes en cabrioles et en pirouettes, offrant à voir des personnages débordants de vie, toujours prêts à vous entraîner dans leur étreinte chromatique.
Une carrière artistique de 67 ans
Zourab Tsereteli nait le 4 janvier 1934 à Tbilissi, en République Soviétique Socialiste de Géorgie, d’un père ingénieur du bâtiment. Il grandit dans l’admiration de son oncle maternel, George Nijaradzé, artiste-peintre. Sa grand-mère et sa mère l’encouragent à poursuivre sa passion pour le dessin. L’enfant dessine partout et avidement, couvrant toutes les surfaces à sa portée, en commençant par les sols du domicile familial, fréquenté par des artistes comme David Kakabadzé, Serge Kobuladzé ou Ucha Japaridzé.
« Les adultes doivent aussi vivre de la vie des enfants, essayer de les comprendre, quel que soit leur âge. J’irai même plus loin : il faut savoir ne pas se laisser distancer par les jeunes ! » dira plus tard Tsereteli, en se remémorant ses jeunes années. Il en retiendra également un amour de la compagnie des gens et l’habitude de garder sa table toujours dressée pour accueillir des invités.
Formé à l’Académie des Beaux-Arts de Tbilissi, Tsereteli développe un style unique, marqué à la fois par l’imaginaire de la culture populaire géorgienne et le modernisme soviétique de l’après-guerre. Diplômé des Beaux-Arts, en 1958, il travaille à l’Académie des Sciences, à l’Institut d’histoire, d’archéologie et d’ethnographie, où il évolue au contact de l’ethnographe Giorgi Chitaia, qui donnera son nom au musée ethnographique de Tbilissi. De cette rencontre déterminante, Tsereteli retiendra toute sa vie un engagement profond pour la préservation du patrimoine culturel géorgien, riche de traditions populaires multiséculaires. Il présidera d’ailleurs, quelques décennies et un changement de régime politique plus tard, une fondation de coopération internationale, active auprès de l’UNESCO, dont il deviendra par la suite ambassadeur de bonne volonté.
À la suite de ses études, il vivote quelques années, dessinant des caricatures pour la presse et des illustrations pour la littérature de jeunesse. Il racontera plus tard sa rencontre et ses jeunes années avec son épouse Inès Andronikashvili, avec qui il s’installe au 8e étage d’un immeuble sans ascenseur. Atteinte d’une grave malformation cardiaque, celle-ci décide de mettre au monde un enfant, malgré les conseils des médecins. Elle multiplie par la suite les séjours à l’hôpital, à mesure que le moindre effort physique s’avère de plus en plus coûteux pour sa santé.
Des académiciens cardiologues, en visite au domicile du couple, achèvent de convaincre Tsereteli de poursuivre ses efforts professionnels, pour améliorer leur confort de vie et éventuellement, déménager. C’est alors, raconte l’artiste, que débute « sa longue journée de travail qui se poursuivra toute (sa) vie durant ». Le couple s’occupe de deux enfants du voisinage, de l’âge de leur fille Elena. La mère des fillettes, originaires de Voronej, souffre d’alcoolisme. Elles sont recueillies et élevées par le couple Tsereteli-Andronikashvili.
À partir de 1963, Tsereteli travaille au Fonds géorgien des arts plastiques, en tant que maître d’atelier puis directeur artistique, à la tête de la section des arts décoratifs puis des monuments. Avant de débuter sa carrière de sculpteur-monumentaliste, Tsereteli poursuit sa formation en France à partir de 1964, où il fait la connaissance de Marc Chagall et de Pablo Picasso, auquel il rend souvent visite dans son atelier. L’année suivante, en 1965, Tsereteli entre au Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), où il restera jusqu’en 1991. En 1980, il est nommé directeur artistique des Jeux Olympiques de Moscou.
Tsereteli admire l’œuvre de Marc Chagall ou Pablo Picasso comme peu de ses contemporains des années 1960 en Europe. Doué d’une remarquable ouverture sur le monde et le temps présent, il aime également citer Vassilii Shukhaev, peintre et illustrateur soviétique russe installé à Tbilissi, et le français Paul Charlemagne, autre homme-orchestre des arts visuels. Son œuvre s’inscrit tout autant dans le sillage des grands peintres géorgiens comme Niko Pirosmani (1862 – 1918) ou Lado Goudiashvili (1896 – 1980). Ces influences transparaissent dans sa création picturale, foisonnante et protéiforme, mais également dans des œuvres ultérieures comme Les Chroniques Géorgiennes, un ensemble monumental construit en 1985 pour représenter 3 000 ans d’histoire de la Géorgie.
L’institution et l’inspiration personnelle
Arrivé au pic de sa carrière, siégeant à l’académie des Beaux-Arts d’URSS depuis 1988, Tsereteli part vivre à Moscou, peu avant l’embrasement de la guerre civile géorgienne. Il est élu Président de l’Académie des Beaux-Arts de Russie en 1997. La citoyenneté russe lui est remise seulement six ans plus tard, en 2003, des mains du Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, fraîchement élu depuis à peine 3 ans. Si bien que l’Académie des Beaux-Arts de Russie, l’une des plus grandes institutions du pays et du monde, héritière de l’académie des Beaux-Arts d’URSS, est dirigée, de facto, par un artiste populaire d’URSS, de citoyenneté géorgienne.
C’est cette période d’une vingtaine d’années sur une carrière de près de 67 ans que ne pardonnent pas aujourd’hui certains médias occidentaux, accoutumés de longue date à un certain eurocentrisme culturel. Tsereteli a pourtant reçu de nombreuses distinctions en France, dont la Légion d’honneur en 2010. Il avait déjà auparavant été fait officier des arts et des lettres et médaillé de la ville de Paris, en 1998, pour son action en faveur de la culture et du rapprochement des peuples de Russie et de Géorgie avec la France.
S’il continua jusqu’à la fin à apposer sa signature sur les œuvres monumentales produites dans son atelier, Tsereteli se détacha quelque peu de la sculpture au fil des années pour se consacrer davantage à la peinture. Il passe ainsi l’essentiel de son temps au chevalet, le pinceau et la palette à la main. Arrivé à l’âge de la retraite, Tsereteli continue encore à travailler. Il aime à s’entourer de ses amis et de ses proches qu’il représente dans les nombreux tableaux réalisés dans ses ateliers, à Moscou, à Tbilissi et à Paris, où l’auteure de cet article réalise son stage d’observation en classe de quatrième.
Grand amateur de gastronomie internationale, Tsereteli aime à convier ses amis, connaissances, visiteurs et voisins à sa table. Il organise de grandes tablées et soutient les petits restaurateurs, en partageant ses nombreuses découvertes culinaires. Il se passionne aussi pour la sape, comme toute une partie des jeunes soviétiques de l’après-guerre, dépeints par Vladimir Todorov dans le film Les Zazous, en 2008.
Une œuvre plurielle à (re) découvrir, sans a priori
Comme l’écrivait le journaliste Vladimir Vorsobine dans le journal Komsomolskaya Pravda, « Tsereteli a lutté contre l’indifférence et la grisaille de la vie, qui se niche dans les académies, dans le classicisme et les traditions », toute sa vie durant. Ses ateliers offrent de brillants témoignages personnels de cette vitalité créatrice, avec leurs espaces d’exposition à ciel ouvert, mêlant personnages imaginaires et figures politiques, dans un grand chamboule-tout joyeux et carnavalesque, au magnétisme redoutable.
Son œuvre reste encore quelque peu méconnue du grand public en France, où une sculpture de l’artiste représentant le pape Jean-Paul II s’est trouvée au cœur d’une polémique en 2006. Offerte à la Municipalité de Ploërmel, sur les conseils de l’entourage de l’artiste, et installée dans l’espace public, elle fut finalement déplacée en 2018 vers un terrain diocésain après une bataille juridique sur la laïcité.
Parmi les créations les plus marquantes de l’artiste figurent pourtant des œuvres d’une grande diversité formelle et stylistique, comme La Pomme d’Amour, exposée au Musée Zourab Tsereteli à Tbilissi. Cette sculpture architecturale en bronze vieilli, haute de 15 mètres, abrite des bas-reliefs courant du sol au plafond, sur des parois couleur d’émeraude, figurant les ébats amoureux d’Adam et Ève. Débarrassée de toute référence à la tentation coupable, la Pomme d’Amour de Tsereteli évoque avec volupté le bonheur et la joie de vivre.
La maison-musée de Peredelkino, près de Moscou, où l’artiste a passé ses derniers jours, reste un témoignage vivant de son imaginaire singulier, avec sa myriade de statues en bronze dispersées dans le jardin et la galerie, ouverts aux visiteurs de passage. Comme le notait Vorsobine, avec une pointe d’humour mêlé d’admiration : « s’il n’en tenait qu’à lui, (Tsereteli) aurait fabriqué un pont sur l’océan Pacifique, ou dressé une statue, pour n’importe quel commanditaire, pourvu d’atteindre la stratosphère ».
Cette ambition sans entraves résonne jusqu’à nous comme un défi lancé à la face de l’univers, avec un courage capable de défier la cime des cieux. Ce souffle prodigieux traverse toute la vie et l’œuvre de Zourab Tsereteli, dont le souvenir marquera particulièrement et à tout jamais toutes celles et ceux qui l’auront connu, dans toute sa désarmante simplicité et son infinie générosité humaine.
Zourab Tsereteli sera inhumé ce week-end au Panthéon de Didoubé à Tbilissi, où se poursuivent les hommages.
Que la terre vous soit légère, Zourab Konstantinovitch.