L’idée qu’un revenu universel d’existence serait une proposition d’avenir, nécessaire pour remédier à la crise actuelle progresse dans l’opinion.
Une idée de droite et de… gauche ?
Ainsi, on a pu voir une proposition de débat public autour du RUE être largement adoptée ; et les appels allant dans ce sens sont nombreux. Que ce soit de personnalités se revendiquant de la gauche, à l’instar de Benoît Hamon ou Thomas Piketty, que de celles de droite (Nathalie Kosciusko-Morizet1 s’y montre favorable, mais la proposition travaille également les proches de Xavier Bertrand ainsi que le RN, comme le souligne le conseiller de Marine Le Pen, Philippe Olivier).
Il faudrait presque parler des RUE, tant ses déclinaisons sont diverses : il s’agit par exemple pour Piketty non d’un revenu versé chaque mois, mais d’une allocation de 120 000 euros donné à chaque jeune atteignant la majorité, tandis que chez Hamon, il prend la forme d’un revenu monétaire mensuel.
Le fait que le revenu de base plaise à la droite ne saurait étonner : l’idée est née chez des théoriciens ultralibéraux (Friedman). Le revenu universel, s’il peut se concevoir dans une variété de perspectives en apparence relativement éloignées de sa variante libérale telle qu’elle est présentée par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig (le « Liber », sorte de RSA généralisé visant à supprimer de nombreuses prestations sociales), à celle plus radicale défendue par le philosophe André Gorz qui y voyait un moyen de libérer les individus des liens du travail, est toutefois construit sur les mêmes prémisses et selon des logiques analogues.
Des origines néolibérales
Van Der Veen et Van Parijs, deux théoriciens libéraux défendant le RUE en 1986, sont particulièrement éclairants sur le fondement idéologique de la pseudo nécessité d’un revenu pour faire face à la « fin du travail » :
« le progrès technique a énormément atténué la vérité contenue dans l’impression que ce qui est produit par un travailleur, le revenu qu’il génère, est entièrement dû, ou principalement, aux efforts de ce travailleur2 ».
Il s’agit donc, fondamentalement, d’une conception antimarxiste rejetant la théorie de la valeur travail, et s’appuyant, à l’inverse, sur l’idée que le travail ne serait désormais plus « rentable », trop coûteux par rapport à sa productivité, incitant en cela les entreprises substituer du capital au travail.
C’est là, historiquement, la concrétisation de l’entreprise néoclassique (et celle de sa traduction politique, le néolibéralisme) qui vise, en refusant de reconnaître le travail comme seule source de création de valeur, à masquer l’exploitation et la conflictualité qui régit la répartition de la valeur ajoutée entre travail (salaires) et capital (profits).
Le patronat doit-il encore payer les salaires ?
Les défenseurs du RUE, même de gauche, ont donc accepté l’idée que le droit à l’emploi doit être abandonné.
Corrélat nécessaire, ils se font les avocats d’un paiement par la puissance publique des salariés du privé ; l’existence d’un tel revenu induisant qu’une partie de la rémunération des salariés ne sera plus demandée au patronat (ce qui est une des justifications de ses défenseurs, qui permettrait de « baisser le coût du travail »).
C’est acter la confusion entre salaire et revenu, que l’on retrouve parfois même chez certains militants de gauche (on a récemment pu voir certains militants demander un revenu financé par la puissance publique, pour les apprentis : c’est encore une fois exempter leurs employeurs de les rémunérer) qui déconnectent ainsi rémunération et valeur créée : il s’agit bien de déposséder les travailleurs du fruit de leur travail en supprimant le lien entre celui-ci et le salaire perçu.
Rappelons d’ailleurs que le salaire rémunère non pas le travail, mais la force de travail qui est louée par le capitaliste. C’est de cette différence que naît le profit.
C’est là l’aboutissement du projet néolibéral (et de son versant théorique, le néoclassicisme), à savoir masquer, par le biais de la négation de la théorie de la valeur travail, l’exploitation capitaliste.
Nous analyserons dans cette série d’articles les implications politiques du RUE (partie 1), avant de souligner les impasses théoriques qui le fondent (parties 2 et 3), en examinant les arguments (thèse de fin du travail, remise en cause de la valeur travail et réhabilitation des théories non marxistes de la répartition du produit, qui insistent, néoclassiques en tête, sur l’idée que le capital serait désormais « davantage créateur de valeur » que le travail) qui le sous-tendent.
Face à l’abdication d’une partie de la gauche non marxiste vis-à-vis du capital, (partie 4), le MJCF porte au contraire, en lien avec la proposition portée par le PCF d’un système de Sécurité d’Emploi et de Formation, le droit à l’emploi et la sécurisation des parcours.
Les implications politiques du RUE : dangers du rejet du travail comme source unique de production de valeur économique
S’il existe diverses versions du revenu universel d’existence (notamment, pour son versant libéral, le revenu universel d’activité proposé par Emmanuel Macron en 2018, visant à fusionner les minima sociaux en contrepartie d’un durcissement du contrôle des chômeurs), toutes se fondent sur l’idée d’une fin de l’emploi, et se résignent donc à y pallier à travers la mise en place du revenu universel.
L’idée serait que le travail serait désormais trop coûteux pour les entreprises qui seraient alors poussées à lui substituer du capital.
Dans cette perspective, ce revenu permettrait donc de “flexibiliser” le marché du travail, afin de faire correspondre le “coût du travail” à son apport à l’entreprise.
Si ce raisonnement se fonde sur des modèles néoclassiques dont les incohérences logiques4 sont nombreuses, il est cependant largement repris, y compris à gauche.
C’est que l’abandon d’une lecture marxiste des dynamiques du capitalisme a pour objectif de masquer la réalité de la conflictualité qui marque le mode de production capitaliste : l’existence d’un revenu universel permettrait au patronat de sous-payer les travailleurs, le salaire passant ainsi d’une logique d’achat de la force de travail à la source de la création de valeur à celle d’un “revenu d’appoint” versé par les employeurs.
Comme l’indique J-P Mon, le RUE s’inscrit aux antipodes des revendications marxistes :
“un revenu d’existence très bas est, de fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer un travail en dessous du salaire de subsistance. Mais ce qu’elle permet aux employeurs, elle l’impose aux employés. Faute d’être assurés d’un revenu de base suffisant, ils seront continuellement à la recherche d’une vacation, d’une mission d’intérim, donc incapables d’un projet de vie multi-active”4.
Le RUE reviendrait alors à exonérer le patronat d’une partie de la rémunération des travailleurs (si la collectivité verse un revenu de base, cela permet aux employeurs de payer d’autant moins leurs salariés).
Penser que le revenu universel permettrait d’améliorer le rapport de force des salariés sur le marché de l’emploi n’est possible que si l’on considère à tort que ce rapport de force se noue dans un face à face individuel entre salarié et employeur (ce déni de la subordination inhérente à l’institution capitaliste du salariat permet aux libéraux de promouvoir ce face à face et donc soumettre le salarié à un rapport de force qui lui est défavorable).
C’est donc fondamentalement une volonté d’accroître le taux d’exploitation, en réponse à la crise systémique (face à la baisse généralisée du taux de profit statistiquement observée5) que vit le capitalisme.
Cette récupération des modèles néoclassiques condamne les tenants de gauche du revenu universel, à demeurer dans une “critique illusoire du capital”, pour reprendre le titre du récent ouvrage de Husson et Bihr6.
En effet, la thèse du revenu universel fait abstraction des luttes réelles se tenant dans la sphère productive, au profit d’une approche où le capital, désignant dans l’économie orthodoxe les moyens de production, existe (comme le travail) dans toutes les sociétés, qui se distingueraient alors uniquement par leurs façons d’assembler ces facteurs de production.
Le capitalisme se définirait alors comme un système qui utilise le marché pour réaliser cet assemblage : en traitant le travail humain comme un facteur au même titre que l’usage de machines, l’économie orthodoxe réduit le processus de production à une relation purement technique entre “inputs” et “outputs”, l’exploitation étant remplacée par une “coopération” des facteurs.
C’est une entreprise évidente de naturalisation du capitalisme, que reprennent les pro-RUE en renonçant à la théorie de la valeur travail.
Piketty : aucune mise en accusation de la production capitaliste
Un économiste comme Thomas Piketty est à cet égard emblématique : parce qu’il ne remet nullement en cause le mode de production capitaliste, son objet ne peut pas être le capital (mais les inégalités), et ses préconisations en matière de politique économique sont des correctifs ex post. C’est-à-dire que ces correctifs interviennent après la production de valeur économique et sa répartition, pour redistribuer les richesses, en quelque sorte “après la bataille”.
Cela s’explique, comme le montrent Bihr et Husson, par son traitement fétichiste du capital, qui n’est pas analysé comme un rapport social de production (un processus de circulation au cours duquel les propriétaires des moyens de production valorisent leurs actifs pour générer un surplus, au travers essentiellement de l’exploitation de la force de travail), mais bien comme le stock des actifs possédés par des individus privés (que ces richesses privées soient utilisées ou non).
Cette définition patrimoniale du capital ne permet pas d’analyser le fonctionnement du mode de production capitaliste.
Dès lors, le revenu de base, tel que le propose Piketty dans Capital et idéologie, consiste à proposer une redistribution de 120 000 euros à chaque adulte, constitue une approche individualiste de l’économie qui laisse de fait inchangé le mode de production.
En oubliant que le capital est un rapport social se caractérisant par la séparation des moyens de production que les producteurs mettent en œuvre, afin de transformer la force de travail en marchandise et d’extorquer sous forme de plus-value le surtravail, Piketty ne peut que prôner des politiques qui laissent inchangées la dynamique capitaliste d’exploitation : le RUE, dans son versant le plus à gauche (celui que défend Piketty), revient in fine à changer le régime de propriété du capital (revenu versé à tous, inconditionnellement, et, chez Piketty, participation actionnariale), et non dépassement du mode de production capitaliste.
Par ailleurs, Bihr et Husson soulignent, à juste titre, que la financiarisation de la richesse induit que leur taxation la verrait s’évaporer, une part importante des patrimoines étant constituée d’actifs financiers qui relèvent du capital fictif, en ce sens que “leur valorisation a perdu tout contact avec ce qu’il est convenu d’appeler l’économie réelle”.
De telles apories témoignent de l’absence chez Piketty d’une théorie de la valeur : il s’agit chez lui, comme chez les défenseurs du RUE, de redistribuer à l’intérieur du montant de la plus-value disponible, « créé en dernière instance par l’exploitation » (Bihr).
Le RUE méconnaît le caractère social du travail
Les positions autour du RUE dessinent un clivage majeur entre libéralisme et socialisme : la pierre angulaire de tous ces projets est une attaque contre les collectifs, et en premier lieu les collectifs de travail.
Celle-ci est rendue possible par une confusion conceptuelle entre valeur d’usage et valeur, qui renoue avec les postulats néoclassiques selon lesquels (et sur lesquels nous nous attarderons en 2e partie) la valeur ne proviendrait pas du travail.
Cela conduit à une conception fétichiste de la valeur, alors que celle-ci est « le caractère social du travail, pour autant que le travail existe comme force de travail ‘sociale’ 7 » : c’est donc une formidable régression dans la compréhension de la valeur comme le résultat d’un rapport social (et non une propriété intrinsèque des biens et services échangés).
En effet, l’inconditionnalité du revenu signifie que l’individu pourrait « auto-valider les activités auxquelles il choisirait librement de s’adonner » (Harribey).
Or, un revenu monétaire exige une validation collective (que ce soit par le marché ou par la collectivité, sur le modèle des services publics), par suite, « ce versement ne peut intervenir avant que la validation ait lieu »:
« Puisque le paiement passe par l’impôt, il ne s’agit pas d’un revenu primaire s’il n’a pas été précédé par la validation collective de telle ou telle activité. Sinon, on retombe sur la contradiction évoquée auparavant : l’impossible autovalidation. ».
Cela ne permet plus de dessiner une frontière entre ce qui relève de la monnaie et ce qui n’en relève pas : ce ravalement de toutes les dimensions du travail humain (de n’importe quelle activité) au statut de marchandise signale le fétichisme qui entoure la notion de valeur (indiquant la croyance erronée selon laquelle toutes les richesses seraient assimilables à la valeur économique, exprimables en monnaie : on retrouve la confusion entre valeur d’usage (richesse) et valeur).
J-M Harribey relève ainsi que ce fétichisme induit à croire à la possibilité d’un revenu distribué préalablement au travail collectif, confondant les notions de flux (revenus) et de stocks (patrimoine) : la proposition de reconnaître un revenu à chacun en tant qu’héritiers collectifs de la civilisation confond allègrement les deux (aucun revenu monétaire ne provient réellement d’un prélèvement sur le patrimoine, rappelle Harribey), oubliant que tous les revenus monétaires sont engendrés par le travail humain.
Y a-t-il une différence entre l’utilité et la valeur économique ?
Cet oxymore logique qu’est l’autovalidation repose sur une confusion entre valeur d’usage et valeur que théorise Marx.
Chez Marx, la valeur d’usage correspond à une fraction de la valeur économique : il s’agit de la part du travail qui est socialement validée (monétairement : cette valeur se phénoménalise dans un rapport entre deux marchandises, la valeur d’échange, mesurée par l’équivalent monétaire de la quantité de travail socialement nécessaire en moyenne dans une société donnée à la production de ces marchandises).
On voit donc que la valeur d’usage est la condition de la valeur, mais les deux ne sont pas synonymes, et toute valeur d’usage produite n’est pas socialement validée (la distinction marxiste entre valeur d’usage sociale et valeur d’usage personnelle est à cet égard éclairante : « quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins, ne crée qu’une valeur d’usage personnel. Pour produire des marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour d’autres, des valeurs d’usage sociales ») : ainsi, n’en déplaise aux tenants du revenu de base, les besoins sociaux en travail ne peuvent être décidés individuellement.
C’est d’ailleurs la force de l’analyse de Marx que de voir dans le travail un acte social : dès la Critique du Programme de Gotha, il rejette la correspondance entre utilité et acte de travail :
« Un sauvage – et l’homme civilisé est un sauvage après qu’il a cessé d’être un singe – qui abat une bête d’un coup de pierre, qui récolte des fruits, etc., accomplit aussi un travail « utile ».
Le travail est à la fois puissance de création de valeur, et marchandise, donc insérée dans les rapports sociaux : si la valeur économique se phénoménalise dans la valeur d’échange, cad le rapport entre deux marchandises, c’est bien que la valeur, comme phénomène économique, est intrinsèquement un phénomène social :
« Pour reprendre les termes de John Bellamy Foster (Marx écologiste), le travail, dans ce qu’il a d’humain et d’humanisant au sens anthropologique du terme, introduit une « rupture métabolique » entre l’homme et la nature, rupture dont la gestion sera l’un des problèmes que toute société à venir aura à se poser ».
Lorsque l’on produit des valeurs d’usage personnelles, elles ne sont pas aliénables, détachables de sa personne. A l’inverse, quand le produit d’un travail peut être détaché de soi il devient une valeur économique proprement dite, puisqu’il doit être reconnu comme pouvant être échangé avec autrui contre un autre produit, il est donc soumis à une évaluation sociale qui est un préalable nécessaire à l’aliénation dans l’échange.
Les tenants du RUE, quelle que soit leur famille politique, sont donc unis dans une même ignorance de la distinction marxiste entre production de valeurs d’usage personnelles et production de valeurs d’usage social, entre activité et travail (la notion d’activité étant plus large que celle du travail).
Certes, les frontières du travail socialement validé peuvent bouger (elles sont bien le fruit de rapports de forces et définitions socio historiques), mais pas en raison de décisions individuelles.
Dans les termes de J-M Harribey : il ne faut pas confondre la validation d’un droit (au revenu) avec la validation du travail pour le satisfaire.
Le RUE pose un risque d’exclusion
Les thèses du revenu universel ne parviennent pas à saisir la nature dialectique, analysée par Marx, du travail : à la fois lieu d’aliénation (la force de travail est soumise à la logique de valorisation du capital) et acte social au potentiel émancipateur (travail vivant, donc activité humaine d’affirmation et de création).
Le travail-emploi constitue aussi un statut qui est une reconnaissance sociale et juridique. A l’inverse, le revenu universel ignore le fait que le travail est un acte social intégrateur : le revenu de base attaque par conséquent le droit à l’intégration à l’activité productive collective, qui est un enjeu à la fois économique et politique.
C’est dans cette perspective que Benjamin Dessus signale un « risque d’apartheid », c’est-à-dire un risque d’une société à deux vitesses où la société, parce qu’elle garantit un revenu à tous, peut se sentir autorisée à exclure certains individus du travail, la clivant entre individus « productifs » et « improductifs ».
Le rôle d’instance d’intégration sociale et politique du travail impliquerait alors que le « revenu universel [puisse] devenir l’outil d’un apartheid social et politique encore plus dangereux que le chômage dans notre société actuelle ».
On comprend mieux pourquoi J-M Harribey qualifie l’allocation universelle de « revenu d’inexistence sociale » : puisque les tenants du revenu de base veulent étendre la notion de travail productif de valeur à toutes les activités qui créent des valeurs d’usage, et rompre avec la validation collective de l’activité, in fine « la revendication d’un revenu inconditionnel est porteuse d’une dynamique dans laquelle il n’y a plus que des arbitrages privés, il n’y a plus de société ».
De tout ceci découle que ce socle de propriété minimale dont le RUE se veut le garant ne peut être l’horizon de la justice sociale (rappelons qu’un des aspects du revenu universel est la mesure dans laquelle il se substituerait au système existant de protection sociale) car son origine libérale marque toutes les propositions de revenu de base (en premier lieu : nier que l’émancipation soit intrinsèquement un phénomène collectif).
Que les chantres du revenu de base en soient ou non conscients, la filiation néolibérale de cette revendication, retracée par Daniel Zamora, est particulièrement révélatrice de la philosophie politique libertarienne qui anime le RUE.
En effet, l’ancêtre moderne de l’allocation universelle est néolibéral : c’est le projet d’impôt négatif de Milton Friedman, qui consiste en une allocation étatique versée à toute personne se trouvant en dessous d’un certain seuil de pauvreté.
C’est la notion de droit social qu’attaque Friedman : verser une somme déterminée à chaque individu doit pour Friedman s’opposer à l’usage social de cet argent, l’entreprise néolibérale niant tout statut distinct aux services publics (à l’instar de l’éducation ou de la santé), qui devraient pouvoir être un marché (et non un droit) et se réduire à des objets de consommation individuelle. D. Zamora alerte ainsi sur le risque de voir le revenu de base comme symptôme d’une tendance à la « privatisation massive des ressources collectives ».
Néolibéralisme ou socialisme
L’opposition entre le projet du RUE et celui de la Sécurité Sociale est donc frontale : « l’idée d’une gestion collective d’un revenu socialisé se voit supplantée par celle de son appropriation privée ».
C’est l’expropriation des travailleurs non seulement des moyens, mais des lieux de production qui se profile derrière l’abandon du droit à l’emploi, et ceci au nom d’un libre choix de chacun de disposer de ce revenu (c’est cantonner à la consommation les individus exclus de la participation à la production).
On retrouve ici l’opposition entre émancipation collective (conquêtes sociales de pouvoirs économiques et politiques), et faux semblant de liberté pensée uniquement en termes de pouvoir d’achat.
C’est donc à une entreprise de destruction des collectifs de travailleurs que se rattachent les thèses en faveur du revenu de base : comme l’analyse le sociologue du travail Robert Castel,
« des mesures type revenu universel entérineraient la rupture complète de la relation entre travail et protections qui a constitué la grande conquête de l’histoire sociale depuis la fin du XIXe siècle […] En découplant complètement le travail et les protections, l’éventualité d’un revenu d’existence ou de citoyenneté sanctionne le renoncement à ces tentatives qui sont aussi le nerf des luttes à mener sur le front du travail. Pour le dire un peu brutalement, elle entérine les exigences du capital et du marché et lui laisse toute la place. Car pourquoi le marché et le capital ne profiteraient-ils pas de cet abandon des protections attachées au travail pour resserrer encore leur emprise ? Un stock de travailleurs potentiels déjà partiellement rémunérés par un médiocre revenu de subsistance constituerait une nouvelle armée de réserve sur laquelle le nouveau capitalisme pourrait librement puiser au moindre coût ».
Il s’agit donc pour les tenants de l’allocation universelle de nier le travail dans toutes ses dimensions (notamment d’intégration sociale et politique), et le ravaler au rang de marchandise.
Loin d’être une proposition révolutionnaire de rupture, il est clair que le revenu d’existence s’inscrit dans la promotion de ce que Castel appelle « l’individualisme négatif », qui est celui qui s’obtient par soustraction par rapport à l’encastrement dans les collectifs (par exemple, les conventions collectives, régimes généraux : si chacun peut exister en tant que personne « privée », « le statut professionnel est public et collectif »).
A cette sanctification du capitalisme et intensification de l’exploitation (puisque le RUE souhaite déconnecter la création de valeur par les travailleurs de sa rémunération), qu’amène le rejet de la valeur travail sont liées d’autres conséquences politiques, car le RUE est une abdication du contrôle de la production.
De fait, le RUE légitime le chômage, présentant la baisse d’emploi comme une fatalité, et représente par ailleurs un moyen pour les libéraux de réduire le système de protection sociale solidaire financée par des cotisations (le mouvement de privatisation de la protection sociale s’en trouverait renforcé, puisque les assurances privées trouveraient, avec le démantèlement du système public de protection sociale, de nouveaux marchés).
Les diverses variantes du revenu universel ont en effet pour point commun de préconiser un revenu monétaire en contrepartie de la suppression d’une partie de la protection sociale : comme le souligne Michel Husson, l’idéologie du RUE livre la consommation aux propriétaires fonciers.
Cette attaque de la protection sociale, stigmatisée comme trop coûteuse (par exemple, selon le modèle de l’ancien président du conseil des ministres allemand Dieter Althaus, l’allocation universelle coûterait annuellement à l’Etat 583 milliards d’euros, soit moins que le système actuel en Allemagne), n’est pas le seul piège politique que contient le RUE.
L’abandon de la question du pouvoir économique et politique des travailleurs
Le revenu de base, entérinant l’abandon d’un droit à l’emploi, abdique le contrôle, ne serait-ce que par la présence physique, des entreprises par les salariés (et donc, toute future revendication d’une socialisation des moyens de production).
Ceci prive de perspectives en termes de planification à l’heure de l’urgence écologique : c’est là le point d’achoppement de la thèse du RUE, sous-tendue à gauche par une vision idéaliste incapable de voir qu’une telle dépossession de l’accès aux lieux de production modifierait considérablement les rapports de force en faveur du capital.
A l’abandon du pouvoir économique est intrinsèquement liée une perte de pouvoir politique pour les salariés : la privation d’emploi réduit largement la possibilité de contestation et de conquête de nouveaux droits (comment faire grève, ou occuper les locaux de l’entreprise, si le revenu de base légitime l’existence d’un chômage massif et pérennise ainsi les situations de chômage ?).
Pour les femmes, retour à la maison
En outre, il est à noter que la thèse du revenu universel oblitère les dynamiques genrées de l’emploi : comme le montre J-M Harribey ces thèses occultent la dimension de sociabilité au travail qui est, pour les femmes comme pour les hommes, un facteur d’intégration sociale et par là aussi, d’accès à l’autonomie.
Dès lors, ces thèses pariant sur une “désincitation au travail” (il y aurait structurellement un déficit d’emplois allant croissant, ce qui nécessiterait un revenu garanti pour réduire le désir d’un emploi), se gardent bien de mentionner que cette dernière a de fortes chances de davantage toucher les femmes qui seront alors, de facto, renvoyées à la sphère domestique.
En effet, 30% des femmes salariées étaient à temps partiel en 2014 (les emplois à temps partiel sont occupés encore aujourd’hui à plus de 70% par des femmes).
En outre, cette “désincitation” toucherait (si elle était avérée) davantage les salariés dont les revenus sont proches de cette allocation, or les inégalités dans la sphère du travail induisent (les femmes étant plus souvent à des niveaux de salaire faibles ou à des postes plus précaires) que ce redéploiement de l’activité vers la sphère domestique toucherait en premier lieu les femmes, qui sont celles sur lesquelles pèse l’idéologie de la conciliation de la vie familiale avec la vie professionnelle: ainsi, l’extension de l’allocation parentale d’éducation du troisième au deuxième enfant en 1994 a fait chuter le taux d’activité des mères de deux enfants de 70% à 55% en 2 ans (la baisse est encore plus prononcée pour les femmes peu qualifiées, en emploi précaire, ayant un accès dégradé aux modes de gardes).
La thèse du RUE, parce qu’elle se fonde sur une approche idéaliste des rapports sociaux de production et des dynamiques de l’emploi, a donc une dimension anti-féministe qui doit être soulignée.
Les conséquences politiques du RUE mettent en lumière ses inconséquences théoriques
Par suite, le revenu universel, fondé sur la thèse d’une fin du travail, ne saurait prétendre à être un “dépassement du capitalisme”, comme le prétendent pourtant ses défenseurs à gauche, puisqu’il abdique la sphère de la production et se borne à une correction ex post (attribution de pouvoir d’achat).
Le fait qu’il soit défendu par des libéraux nous en donnait déjà un indice : c’est d’ailleurs à la députée Valérie Petit, du groupe Agir (qui représente l’aile droite de LaREM), que revient l’initiative du projet de loi adopté à l’Assemblée en novembre dernier.
L’abandon d’un droit à la participation à l’activité productive, qui se fonde sur la thèse de la fin du travail, constitue donc une remise en cause de l’analyse marxiste de la valeur travail.
En effet, la confusion qui se trouve au fondement de l’idée d’un revenu d’existence (et en particulier, chez ceux qui en font un revenu primaire, c’est-à-dire rémunérant l’activité considérée comme productive des individus) entre valeur et richesse, relevant d’un traitement fétichiste de la valeur, reproduit le fétichisme du capital.
Yann Moulier Boutang affirme ainsi que « l’indépendance de la sphère financière a été largement analysée comme un régime d’accumulation à dominante financière ou patrimoniale. Ainsi, la valeur émerge de la sphère de la circulation monétaire tandis que la sphère de la production industrielle et l’entreprise perdent le monopole de la création de valeur et donc du travail supposé directement productif ».
Il en vient à la conclusion digne des pires âneries néoclassiques : « la source de la richesse, c’est la circulation ». Ce refus de reconnaître la valeur comme fruit du travail humain est non seulement politiquement dangereux (si le travail est nié comme créateur de valeur, cela ouvre la voie à la légitimation à une exploitation accrue), mais ne saurait en outre être défendue au plan théorique.
La proximité qui existe entre théorie néoclassique et politique néolibérale est parfaitement identifiable dans les arguments invoqués pour défendre la mise en place du revenu de base (un exemple parmi tant d’autres : l’idée d’avoir le choix d’entrer ou non sur le marché du travail et d’arbitrer en fonction d’un revenu de réserve, est présentée comme émancipatrice par Hamon, et est un des postulats de l’analyse néoclassique du marché de l’emploi), c’est pourquoi il nous faut également mener la bataille des idées au plan théorique, contre les dogmes néoclassiques.
1Le Parisien, 04/01/2021, « le revenu universel séduit aussi à droite »
2 A Capitalist road to communism, Van der Veen et Van der Parijs, 1986
3 Rappelons au passage que Marx distingue deux sources de richesses, la “terre” (à comprendre comme l’intégralité des ressources naturelles) et le travail : seul le travail est producteur de valeur économique (c-à-d déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise), et non uniquement de valeur d’usage, en ce qu’il produit plus de richesses qu’il n’en consomme (c’est là sa valeur d’usage). Il s’agit donc pour Marx de dénaturaliser la valeur à travers la distinction entre valeur et valeur d’échange, sa forme dans les rapports sociaux capitalistes.
4 Économie et Politique, n°744-45
5Esteban Ezequiel Maito, Piketty against Piketty. The tendency of the rate of profit to fall in UK and Germany since XIX century confirmed by Piketty’s data
6Piketty, Une critique illusoire du Capital, Husson et Bihr, 2020
7 Marx, « Notes critiques sur le Traité d’économie politique d’Adolph Wagner »
8J-M Harribey : « quelle place pour le travail ? »
9C’est ainsi que le défend P. Ariès, cité par J-M Harribey, Economie et Politique, 744-745
10 Lire les notes de Michel Husson à ce sujet, sur hussonet.free.fr
11Marx, Le Capital
12Cf les analyses de David Cayla à ce sujet, et notamment cette intervention : « revenu universel : le meilleur instrument contre la pauvreté ? », Entendez-vous l’éco ?, 30/10/2020
13 Cf l’explication de Jean-Michel Galano, Economie et Politique 744-745, « tout travail mérite-t-il salaire ? »
14 C’est d’ailleurs pour cela que la norme des échanges de marchandises est fournie non par le temps de travail individuel mais le temps de travail socialement nécessaire, dans une société donnée.
15 Benjamin Dessus, « Revenu universel : le risque d’apartheid »
16 J-M Harribey : « quelle place pour le travail ? »
17 J-M Harribey, Alternatives économiques
18 Contre l’allocation universelle, Daniel Zamora et Matéo Alaluf (dir.)
19 Les Économistes atterrés, Faut-il un revenu universel ?
20 Castel, « salariat ou revenu d’existence ? »
21 Économie et Politique, n° 744-5, J-M Harribey, « le revenu d’existence : un piège néolibéral »
22 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale
23 Économie et Politique, n° 744-5
24 Un revenu d’inexistence sociale, J-M Harribey
25 Les Économistes atterrés, Faut-il un revenu universel ?
26 Yannick Moulier-Boutang, « trois propositions », cité par D. Zamora, Contre l’allocation universelle