La conception de ce qu’est la nation française est au cœur des clivages politiques depuis des siècles. L’extrême droite, voyant en la nation quelque chose d’avant tout ethnique, tente d’infuser cette vision par divers procédés. Par là, elle souhaite gagner du terrain politique par le terrain idéologique.
Instrumentaliser l’actualité pour mieux infuser sa conception
Depuis quelques années, l’extrême droite s’est implantée dans le paysage médiatique et politique. Non sans l’aide d’une certaine bourgeoisie, Bolloré par exemple, elle s’y fait une place, y prend ses marques, y trouve une audience.
Bien souvent, cela est dénoncé, et à raison. Néanmoins, force est de constater que cela ne suffit pas pour contenir son expansion. Pire encore, le récent assassinat de Nahel a permis l’expression de propos éhontés de responsables politiques, Zemmour en particulier. Cela a eu lieu sans pour obtenir en retour de levée de bouclier, si ce n’est une condamnation valable que pour la gauche.
Dans un article de juillet 2023, l’Humanité montrait comment l’extrême droite utilisait un drame, ici celui de Nahel, pour avancer son agenda politique, ses idées, ses pions. Le même journal notait que la racialisation du débat public, loin d’appeler une levée de bouclier, ne suscite plus l’indignation générale. Pourtant, le danger est toujours là et, pour le saisir, il faut se plonger dans l’évolution du discours qui domine à l’extrême droite.
Zemmour, du choc des civilisations au conflit ethnique
En 2022, invité pour un « Grand Oral » chez Alliance, Zemmour flattait son audience en donnant son analyse de la condition policière. Les policiers seraient, pour lui, « en première loge d’un conflit de civilisation ». Ajoutant par la suite « [qu’il] y a deux civilisations sur notre sol et elles ne peuvent pas, malheureusement, coexister pacifiquement ». Cette analyse est directement inspirée du livre de S. Huntington Le choc des civilisations, Zemmour le dit lui-même.
Pour ce dernier, après la Guerre Froide, la géopolitique aurait été modifiée : d’une logique d’opposition entre blocs on serait passé à une logique d’opposition entre civilisations. Dans ce modèle, les différentes aires civilisationnelles lutteraient pour la domination mondiale. Français, nous serions membres de la civilisation occidentale, aujourd’hui en opposition frontale à la civilisation musulmane. Pour Zemmour comme Huntington, la France et l’Occident seraient, malgré leur domination mondiale, sur le déclin. C’est pourquoi, pour le premier, il nous faut lutter dans ce qui relève d’une véritable guerre pour la vie et la domination.
Il est bien important de comprendre une chose : les civilisations, selon cette conception, ont une essence qui tient à la « persistances d’idées structurantes de base ». De fait, l’Occident serait, pour faire simple, formé des idées héritées de la religion chrétienne. Si ces idées structurantes disparaissent, c’est la mort de la civilisation. Ainsi, Zemmour dans ses discours entend mettre en avant une vision pessimiste et angoissante de l’Histoire : si nous ne nous battons pas, nous mourrons.
Cette conception — qui masque mal le fait que jamais, chez Huntington, il n’y a de définition claire de ce qu’est une civilisation, si ce n’est une « culture » un « mode de vie », ni de son développement — pose donc comme principe la distinction radicale entre différentes civilisations et, l’impossibilité pour elles de coexister, de se mélanger.
Plus que ça, elles sont en confrontation. Ainsi, il prévoyait que « Mahomet gagne contre le Christ » d’ici à 2025. Se retrouve un racisme culturel, qui, au-delà de donner la priorité à telle ou telle civilisation, pose comme acceptation une distinction fondamentale, irréconciliable, entre « eux » et « nous ».
C’était sans compter l’assassinat du jeune Nahel qui a permis à Zemmour, déjà condamné pour incitation à la haine raciale, de durcir son discours. Selon lui, nous serions dans les « prodromes d’une guerre civile, ethnique, raciale ». Cela fait évidemment écho à son idée de « grand remplacement ». Le ton a changé, l’air reste martial.
Car si avant, il y avait déjà une réduction essentialiste (réduction de l’individu à un seul trait de culture qui explique tout son comportement) autour de la civilisation, cette essentialisation se révèle pour ce qu’elle est : une dichotomie raciale. Ou, pour être plus précis, un « ethno-différencialisme ». Huntington déjà ne s’en cachait pas. S’il disait que civilisation et race sont deux choses différentes, il notait tout de même que « la division de la population en civilisation […] correspond de façon significative à leur division en race ».
Au fond, la biologisation de la question culturelle est la suite logique de la conception de Huntington. Car si l’on prend pour argent comptant leur conception, une question subsiste, d’où viennent les distinctions originelles entre civilisations ?
Si elles sont fondamentalement incompatibles, il faut bien qu’elles soient distinctes dès leurs origines. Car si elles étaient nées d’un même socle commun, elles ne seraient, de fait, plus incompatibles.
C’est pourquoi, au lieu d’expliquer historiquement les différences culturelles entre groupes humains, Zemmour, sans le justifier, en arrive à renouer avec une vieille conception : si les différences culturelles existent, c’est que les différences de races, elles aussi, existent. La raison des différences n’est plus historique, elle est raciale, naturelle. Le terreau des réactionnaires, c’est de faire oublier l’Histoire pour fonder les différences, les inégalités dans la nature. Car si c’est naturel, cela ne peut pas changer. Quant à la science, elle attendra. Leur argumentaire biologique est aujourd’hui dépassé.
Du racisme théorique à la pratique politique
Mais ces conceptions ne sont pas, malheureusement, cantonnées à des rubriques journalistiques, à des plateaux télé. Elles trouvent un débouché politique concret.
Dans son programme, Zemmour posait, à l’instar de Le Pen, la suppression du droit du sol et le renforcement des conditions de naturalisation. Pour ceux qui pensent que la nationalité est, avant tout, une appartenance ethnique, et donc, qu’elle doit s’obtenir par le droit du sang, le droit du sol est une aberration.
Car leur objectif politique est d’organiser la nation autour d’une « communauté » ethnique, culturelle, fantasmée qui transcende les intérêts de classe.
Or, le programme de Zemmour révèle bien que le racisme qu’il porte, car c’est de cela qu’il s’agit, est un racisme bourgeois. Il est écrit qu’un ministère de la remigration sera créé et qu’il lui sera pourvu, comme tâche, d’expulser les étrangers au chômage depuis plus de six mois.
Autrement dit, ceux-là ne sont vus que comme de la main d’œuvre utile au patronat et dès lors qu’ils ne trouvent plus d’emploi (et le chômage est toujours plus fort pour les populations immigrées ou descendantes d’immigrées, pour diverses raisons) ils sont renvoyés chez eux. De vrais objets, corvéables à merci. Le prolétaire et sa dignité sont, une fois de plus, découpés sur l’autel de la planche à billet.
Contre ce fléau : une République sociale
Cette conception qui fixe les individus à une civilisation, à un territoire, à une race est bien intéressante pour les réactionnaires. À l’heure où le conflit contre les retraites est encore dans les têtes, où les difficultés à se nourrir augmentent, la volonté d’unir les ouvriers, les employés, la paysannerie, les couches moyennes et la bourgeoisie derrière la défense d’une « civilisation » aux contours flous ou d’une « race » a un intérêt : on ne s’intéresse pas des affaires économiques. Ils rejettent la lutte des classes pour mieux embrasser la lutte des races.
Au contraire, contre ces vues antiscientifiques, il faut concevoir une politique dans l’héritage de notre histoire nationale, des Lumières et de la République sociale, honnies par Zemmour et consort. Cette politique, qui aurait pour base l’idée que les êtres humains étant égaux en droit, doivent l’être socialement, entend donner à tous et toutes, individuellement, la capacité de s’intégrer à la société. Cela signifie une égale dignité de tous, indépendamment de leur origine géographique, ethnique ou civilisationnelle.
Politiquement, cela pourrait se traduire par une augmentation du SMIC à 2 000 € brut. Jaurès, en son temps, ne pensait pas que la question migratoire puisse avoir comme réponse l’expulsion. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ? Si la question est celle de l’utilisation d’une main d’œuvre à bas coût par le patronat, alors naturalisons l’ensemble des travailleurs sur le territoire français et augmentons le salaire minimum.
Ensuite, il est possible d’aller vers une meilleure intégration à la société française, garantissant un accès au travail que le capitalisme, par le maintien d’un taux de chômage de 5 % minimum, ne permet pas. La mise en place de plus de moyens pour organiser des lieux d’hébergement, des formations au français, mais également un accès facilité aux soins psychologiques et médicaux est une possibilité.
Le financement doit être départemental et étatique et les fonds déblocables par une politique fiscale volontariste envers la finance.
Enfin, il faut militer pour que la France respecte les décisions de l’ONU. Celle-ci demande aux pays développés, tels que le nôtre, de consacrer 0.7 % du PIB à l’aide au développement. Pour autant, en 2022, la France n’y consacrait que 0.56 %. Le respect de ce quota est essentiel, tout en transformant la nature de l’aide en don uniquement, et non en prêt.
Évidemment, il semble plus simple de ne proposer comme solution à tous les problèmes que la remigration et des coupes budgétaires, à l’instar de Zemmour et cie. C’est oublier, qu’à ce jeu, la simplicité est rarement bonne conseillère.