Juifs et antisionistes : une courte histoire du Bund

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Juifs et antisionistes : une courte histoire du Bund

Aujourd’hui judéité et sionisme semblent reliés, peu de représentants de la communauté juive ont un discours critique du sionisme ou de la politique de l’État d’Israël.

Pourtant, des collectifs juifs se disant décoloniaux ou bien antisionistes, gagnent en célébrité avec le mouvement de solidarité avec la Palestine. Seulement, ces collectifs sont embryonnaires et se contredisent sur leurs positions face au sionisme, refermant ainsi les perspectives de développement commun de ces mouvements.

Un regard en arrière sur l’histoire politique juive de la fin du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle permet d’avoir une vision d’ensemble d’un antisionisme porté par des militants juifs socialistes, les militants du “Bund général des travailleurs juifs” (Bund signifie union en yiddish).

Le Bund et la condition juive

Depuis les grandes expulsions médiévales d’Europe de l’Ouest, une forte communauté juive réside en Europe orientale, qui atteint 5,2 de millions d’individus en 1897. Les juifs de l’Est du XVIIᵉ siècle ont la croissance démographique la plus forte du monde entier, et celle-ci demeure très élevée pendant le XIXᵉ siècle. 

Ainsi, une famille juive du début du XXᵉ siècle est souvent très nombreuse. Ils habitent dans de petites villes à forte population juive, appelées les Shtetl (petites villes en Yiddish, cela désigne aussi des bourgs, des villes moyennes) en Pologne, Lituanie et une partie de la Russie occidentale, à l’époque dans l’empire russe. Les juifs y sont majoritairement de petits commerçants, de petits artisans, souvent très pauvres et modestes et dont les enfants sont pour partie devenue des ouvriers urbains.

L’antisémitisme est extrêmement présent dans l’empire russe. À la suite de l’assassinat du Tsar Alexandre II par des militants révolutionnaires en 1881, se déclenche la 1ʳᵉ vague de pogroms en Russie jusqu’en 1884. Durant son règne, le tsar avait mis en place une politique de tolérance religieuse vis-à-vis des juifs, qui sont exemptés de taxes spéciales. Les rumeurs enflent et peu à peu, on accuse les juifs, selon des préjugés millénaires de trahison, d’être à l’origine de l’assassinat. Des pogroms éclatent contre les juifs et font souvent de nombreux morts et blessés. 

Les juifs de Russie sont par conséquent opprimés en tant que travailleurs pauvres issus de familles nombreuses et miséreuses, mais aussi en tant que juifs, donc comme de parfaits boucs émissaires. Pour répondre à l’antisémitisme, le 1ᵉʳ congrès sioniste mondial de Bâle en 1897 débouche sur la naissance du sionisme avec pour but l’émigration, l’“Alyah” en Palestine. Le Bund est fondé la même année à Vilnius dans la clandestinité et se démarque très vite du mouvement sioniste.

Le Parti du prolétariat juif

Le parti s’allie à partir de 1898 avec le POSDR (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, le parti de Lénine) et en devient la section juive. Le 4ᵉ congrès du Bund en 1901 est le moment d’une clarification idéologique, sous l’influence de Vladimir Medem. Medem est un marxiste et un internationaliste qui fait pencher la ligne du côté de l’anticléricalisme et de l’antisionisme.

Le sionisme est dénoncé comme une solution inefficace et bourgeoise au problème de l’antisémitisme. En effet, un antisémite, pour l’époque, souhaite souvent l’exclusion des juifs. Si les juifs partent d’eux-mêmes dans un État juif et quittent les autres pays, les antisémites dans leur majorité ne peuvent que s’en réjouir. Medem dénonce le sionisme comme une capitulation. 

Il théorise au sein du Bund la « Doikeyt ». C’est une doctrine qui vise le renforcement et l’action politique de la communauté là où elle se trouve, et qui condamne la création d’un État-nation juif. Comme le dira l’historien israélien Daniel Blatman, le bundisme « encourage au contraire les juifs à l’intégration au sein de la société d’accueil en Europe de l’Est et ailleurs et à participer au combat général pour une société juste et tolérante, une société socialiste, démocratique et pluraliste ».

Le Bund prône un fédéralisme dans la Russie post-révolutionnaire pour donner à chaque communauté une autonomie nationale-culturelle (sans réalité territoriale, avec conservation des frontières étatiques). Sur ce point, les bundistes s’opposent à Lénine, qui prône l’assimilation, et se rapprochent des mencheviks.

Dans une déclaration en 1903, le Bund s’affirme comme « l’unique organisation social-démocrate du prolétariat juif » dans l’empire russe et se donne pour but de mener à l’autonomie culturelle et communautaire juive. Au congrès de 1903 du POSDR, qui voit la confrontation entre mencheviks et bolcheviks, cette déclaration du Bund est mise en minorité. Les délégués bundistes quittent le congrès et laissent la fraction menchevik, dont ils étaient les plus proches, perdre sa majorité au profit des bolcheviks de Lénine. C’est donc une triple division du POSDR qui a lieu en 1903.

Malgré tout le Bund s’organise contre les pogroms de 1903-1906 causés par les mauvaises récoltes et une partie de l’aristocratie qui se sert de l’antisémitisme pour éluder sa responsabilité dans cette crise. Des groupes de défense sont créés, ce qui rend le Bund populaire. On compte ainsi 35 000 militants en 1906. Toutefois, la répression après la révolution échouée de 1905 portent un coup au Bund (seulement 600 militants en 1910). Le parti survit et réintègre le POSDR (menchevik). Il parvient à retrouver les effectifs de 1906 grâce à l’essor de l’édition yiddish qu’il finance, des activités culturelles militantes et à la création d’une organisation de jeunesse en 1910, di Tsukunft. 

Le Bund organise directement les travailleurs juifs. Preuve en est, la grève générale de 20 000 travailleurs juifs, véritable démonstration de force, en 1913, au moment l’affaire Beilis (véritable affaire Dreyfus russe sur fond de prétendu meurtre rituel).

À l’aube de la 1ʳᵉ Guerre mondiale, le Bund a atteint son objectif de 1903. Le parti doit son succès à la condition travailleuse du début de XXᵉ siècle, mais aussi à l’ostracisation des juifs, qui créent la nécessité d’un parti juif pour organiser la lutte politique afin de renverser les classes dominantes de Russie qui alimentent au besoin l’antisémitisme pour diviser les travailleurs. L’unité du prolétariat juif est faite, contre l’antisémitisme, contre le tsarisme, contre le sionisme, contre la religion et pour le socialisme, pour l’autonomie, pour la révolution.

Un parti oublié au riche héritage

Le Bund est méconnu, il a officiellement disparu en 1955 en Israël, ses militants sont tous décédés, les contenus de vulgarisation sur ce parti sont complexes à trouver. Seuls les anciens militants ont continué à porter l’histoire du Bund et ses idées, notamment dans le documentaire « Bund: the hope and the past » en 1987. C’est chose d’autant plus paradoxale, car le Bund a été pendant presque toute son existence avant la Seconde Guerre mondiale une véritable institution de la communauté juive d’Europe orientale, et bien plus influent que le sionisme.

Aujourd’hui, l’existence d’un parti révolutionnaire juif sur le modèle du Bund peut sembler entraînante, il ne faut pourtant pas oublier que ce parti est le produit de son époque. Les bundistes forment l’unité des travailleurs d’une communauté diasporique, marginalisée, une communauté bouc-émissaire. Il y a de grandes chances que le Bund n’aurait pas existé si les juifs de l’empire russe avaient été émancipés comme en Europe de l’Ouest. Ils auraient donc directement rejoint le POSDR, en portant en son sein les revendications de la communauté juive comme la lutte contre l’antisémitisme (comme dans le mouvement ouvrier français pendant l’affaire Dreyfus). 


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