En 2010, l’État français annonce le lancement d’un projet ambitieux d’étude de faisabilité d’un réacteur de 4ᵉ génération : le programme ASTRID. Le but était de développer un réacteur nucléaire basé sur le principe de la surgénération.
Celui-ci devait permettre une indépendance énergétique, une réutilisation massive de certains résidus radioactifs et la diminution de la quantité d’uranium extrait. Le programme avait aussi un intérêt scientifique et technologique majeur : il avait permis la relance de la recherche de pointe dans le secteur du nucléaire civil dont la filière était un peu à bout de souffle suite à l’arrêt de la construction de nouveaux réacteurs depuis la fin des années 90.
Mais en 2019, le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique) et l’État décident de suspendre le programme. Ils repoussent la construction d’un démonstrateur à la fin du siècle sans qu’il n’y ait de programme de substitution et au risque de voir 70 ans d’expertise dans le domaine perdu du fait de la non-utilisation du savoir.
ASTRID : qu’est-ce que c’est ?
D’abord un peu de technique. Les réacteurs nucléaires français actuels sont tous de 2ᵉ génération et de 3ᵉ génération avec la construction de l’EPR de Flamanville. Mais ces réacteurs ne peuvent utiliser que de l’uranium 235 (uranium dit enrichi, car on en augmente la concentration en uranium 235). Cet uranium 235 ne représente environ que 0,7 % de l’uranium extrait du sol, les 99 % restants sont de l’uranium 238 qui, lui, n’est pas utilisable par les réacteurs classiques. C’est ce que l’on appelle de l’uranium appauvri.
Ces réacteurs sont efficaces, mais n’acceptent que très peu de matière radioactive, ce qui limite la possibilité de recyclage des déchets et empêche l’utilisation de la majorité des stocks gigantesques d’uranium appauvri.
C’est là que le programme ASTRID est intéressant. En 2001, est créé le Forum International de la Génération IV qui doit alors permettre de développer, au sein d’une coopération internationale, différentes technologies qui permettraient de passer à la 4ᵉ génération de réacteurs nucléaires. ASTRID, pour Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration, avait pour objectif technique de :
- permettre un recyclage bien plus important des matières radioactives ;
- permettre la fermeture du cycle des matières radioactives via le principe de surgénération, c’est-à-dire créer autant, voire plus de matières fissibles qu’il n’en est consommé à l’origine ;
- valoriser le stock d’uranium appauvri, ce qui correspond à plus de 318 000 tonnes de matières radioactives, ainsi que le plutonium créé lors de la fission.
Ces objectifs techniques devaient permettre de remplir des objectifs politiques, scientifiques et écologiques majeurs. En effet, le développement d’un réacteur de 4ᵉ génération aurait permis à la France de se doter d’une autonomie énergétique sur le long terme et de pouvoir satisfaire la demande croissante en électricité.
Le programme ASTRID devait également permettre de redonner une vie à l’uranium appauvri qui, comme il a été dit plus haut, représente des stocks considérables et permettrait d’alimenter nos centrales pendant des milliers d’années. Cet uranium, qui aujourd’hui n’est que très peu valorisable, est justement stocké depuis des décennies dans l’optique de la construction de réacteurs de 4ᵉ génération.
On connait l’impact de l’extraction de l’uranium sur l’environnement et les populations locales. Au Niger, Orano (leader français du marché des combustibles nucléaires) aurait, après 40 ans d’exploitation, laissé sur place 20 millions de tonnes de déchets radioactifs à l’air libre qui contaminent les eaux souterraines et provoquent des maladies graves. La possibilité d’utiliser le maximum de matière dans nos réacteurs serait alors la moindre des choses.
La technologie de réacteur à neutron rapide (ASTRID) aurait, via le principe de surgénération, transformé l’uranium appauvri en matière fissible et donc utilisable.
Un arrêt qui a de graves conséquences
Sur le papier, le programme ASTRID est plutôt encourageant. Mais en réalité, il ne verra jamais le jour. En 2019, Le CEA annonce l’arrêt du programme dans un article de presse. Cette brusque fin laisse alors perplexe. François Jaqc, l’administrateur du CEA, est entendu lors d’une audition au Sénat. Il justifie alors la fin du programme par un prix de l’uranium durablement bas qui ne justifie pas d’investir dans des réacteurs de nouvelle génération plus économes en combustible. Cet argument, en plus d’être particulièrement court-termiste, ne prend pas du tout en compte la raréfaction future de la ressource. Il fait complètement l’impasse sur l’aspect écologique et éthique de l’extraction minière. Sans compter que cette stratégie est particulièrement dangereuse puisqu’elle rend vulnérable la France aux aléas du marché de l’uranium et des pressions géopolitiques qui s’exercent sur ce type de ressource.
L’OPECST (l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques) a par ailleurs souligné le non-sens de cet argument dans un rapport : “Les intérêts à long terme du pays, notamment son indépendance énergétique dans un contexte où l’électricité représentera une part croissante de sa consommation d’énergie, ne semblent pas avoir été pris en compte.”
Des problèmes budgétaires sont mis en avant par le CEA. Le coût total du programme a été estimé à 1,2 milliard d’euros sur 10 ans, ce qui est loin d’être colossal au regard de l’importance, de la taille et de l’ambition du projet. Cet argument ne fait donc que trahir une chute des financements de la recherche publique dans des secteurs où la France était, à une époque, pionnière.
L’OPECST appui sur un problème démocratique dans la décision de mettre fin au programme : “ Les rapporteurs jugent que l’absence d’association du Parlement à cette décision et la divergence créée avec le cadre législatif ne sont pas garantes du nécessaire consensus qui doit se dégager sur ces questions stratégiques pour la Nation.” L’État et le CEA ont donc été les seuls décisionnaires sans que le Parlement soit consulté.
Se pose aussi le problème de la continuité des recherches sur les technologies de 4ᵉ génération. En effet, bien que la France ait 70 ans d’expérience dans ce domaine, il se pourrait bien que cette masse de savoir finisse par se perdre faute de programme structurant comme l’était ASTRID. Depuis 2019, aucun programme n’a été lancé alors que nous avons subi entretemps une crise énergétique majeure avec la guerre en Ukraine ainsi qu’une indisponibilité de la moitié des réacteurs du parc français, ce qui justifierait la relance du programme ASTRID comme programme énergétique à long terme.
La filière nucléaire française fait déjà face à de nombreux problèmes de savoir-faire perdu. L’EPR de Flamanville en est un parfait exemple et cela ne va pas aller en s’arrangeant. Un programme comme ASTRID permettrait une remontée en puissance du nucléaire civil, ce qui permettrait de créer un grand nombre d’emplois qualifiés et induirait une attractivité chez les étudiants.
Enfin l’OPECST souligne un problème à bien plus court terme et très dangereux : “À plus long terme, la stratégie de fermeture du cycle du combustible pourrait être abandonnée, avec des conséquences potentiellement lourdes sur l’industrie nucléaire française et sur le stockage géologique des déchets.” Les piscines de la Hague sont déjà très largement remplies et si on ne trouve pas une solution pour utiliser toutes les matières nucléaires que la France stocke depuis des années dans l’optique de la 4ᵉ génération, le problème va devenir très… radioactif.