Longtemps perçue comme intimiste ou contemplative, la littérature japonaise cache, derrière sa douceur, une lucidité aiguë des fractures sociales. Qu’il s’agisse de récits contemporains ou de romans militants du siècle passé, elle interroge, avec pudeur ou colère, les logiques d’oppression et d’injustice. Plongée dans une tradition littéraire où l’intime devient politique.
Sous la douceur littéraire japonaise, la fracture sociale
Les rapports de classe s’invitent dans la littérature japonaise par petites touches, souvent dissimulés derrière des récits d’apparence ordinaire. En creux, à travers des figures effacées, des silences éloquents ou une attention portée aux marges, une véritable littérature de classe s’écrit à voix basse. Elle prend forme dans l’intime, dans le quotidien, souvent sous une apparente simplicité.
C’est ce que l’on retrouve chez Hiroko Oyamada, dont L’Usine, inspiré de son expérience en usine automobile, déploie une critique sourde du monde du travail, de ses absurdités et de l’aliénation qu’il produit. Sanaka Hiiragi, avec Le Gardien des souvenirs, opte pour une autre voie : raconter avec douceur des histoires dures, révélant la fragilité sociale et affective de personnages ordinaires, souvent invisibles, et abordant les questions de sacrifice pour autrui, pour une profession, ainsi que d’exploitation.
Si ces récits contemporains témoignent de tensions sociales ancrées dans le quotidien, cette volonté d’éveiller les consciences par la littérature s’inscrit dans une histoire plus ancienne, née dans des contextes de répression explicite. Dans les années 1930, alors que la liberté d’expression était muselée, les mouvements ouvriers réprimés, le militarisme japonais s’accélérait et le fascisme gagnait du terrain en Europe .Une collection de romans pour la jeunesse voit le jour comme un acte de résistance. Le dernier tome du projet de la Bibliothèque de la jeunesse japonaise de Genzaburō Yoshino s’impose comme un manuel à l’usage des êtres humains : un appel à la pensée critique, à l’observation du réel et à la quête d’un avenir plus juste. L’auteur fait de la littérature jeunesse l’un des derniers espaces où imaginer un monde libre, destiné à une génération d’enfants qui allait devenir l’avenir du pays.

Ce roman, récemment redécouvert grâce au film Le Garçon et le Héron de Miyazaki, pose une question simple mais essentielle en son titre : et vous, comment vivrez-vous ?
La lutte littéraire de Takiji Kobayashi, l’encre comme arme
Et il y a ces livres où les mots cessent de murmurer pour devenir coup de poing. Dans le Japon des années 1930, sous surveillance, sous censure, un écrivain prend la plume comme on prend les armes. Takiji Kobayashi. Écrivain, militant communiste, il écrit pour ceux qu’on écrase, qu’on oublie, qu’on fait taire. La police politique ne tarde pas à le remarquer. En 1933, il est arrêté, torturé, assassiné. Il avait 29 ans.

Sa mort provoque un choc bien au-delà des frontières du Japon. Le 14 mars 1933, L’Humanité publie : « Takiji Kobayashi vient d’être assassiné à Tokyo. Il était connu et aimé de tous ceux qui suivent avec ardeur la lutte contre l’impérialisme. Le prolétariat international se dresse contre ce nouveau crime de l’impérialisme japonais, qui n’a fait que galvaniser la volonté de lutte des masses nippones. »
Kobayashi n’écrivait pourtant pas pour séduire, il écrivait pour dénoncer. Dans Le 15 mars 1928, il raconte les rafles orchestrées contre les militants, dans une langue tendue, nerveuse, presque sèche. Il ne cherche pas à émouvoir, mais à réveiller. Le Propriétaire absent, lui, plonge dans les campagnes japonaises, où les paysans, broyés par les dettes et les saisons, obéissent à des maîtres qu’ils ne voient jamais. Là encore, l’écriture est directe, sans détour, portée par une colère froide, lucide.
Mais c’est avec Le Bateau-usine (Kanikōsen) que Kobayashi frappe le plus fort. Publié en 1929, ce court roman devient un manifeste. À bord d’un navire-usine, des ouvriers pêchent, trient, découpent le crabe sous les ordres d’un contremaître violent, dans une cadence infernale. Les corps s’épuisent, les esprits cèdent, jusqu’à ce qu’un souffle de révolte s’élève. Malgré la censure, le livre Kanikōsen n’a jamais cessé de vivre. Il a été censuré, brûlé, puis redécouvert, réédité, adapté aussi en manga. Parce qu’il raconte encore, aujourd’hui, le cœur battant des luttes sociales.De la prose feutrée de Hiiragi à la rage de Kobayashi, les fractures sociales japonaises ont une place particulière dans la littérature. Cet héritage perdure, transfiguré dans le cinéma de Kore-eda ou d’Imamura, dans les mangas politiques comme Sanctuary ou Ikigami, et jusque dans les animés comme Devilman Crybaby ou Paranoia Agent. À travers ces formes, c’est toujours la même volonté de dire l’injustice, de sonder les marges et de réveiller les consciences. Car au Japon comme ailleurs, la littérature est cette flamme discrète qui éclaire les marges et rappelle, inlassablement, que la culture peut être un acte de résistance.