Aimer dans le capitalisme moderne : les leçons d’Eva Illouz

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Aimer dans le capitalisme moderne : les leçons d’Eva Illouz

La sociologue franco-israélienne Eva Illouz, co-autrice du Capital sexuel (Le Seuil, 2023) a récemment fait l’actualité après avoir été écartée du prix Israël. Victime de la volonté de l’Etat israélien de mettre au pas le monde scientifique, le ministre de l’Éducation Yoav Kisch lui reproche son « idéologie clairement anti-israélienne ». Son crime ? Avoir signé une pétition demandant à la Cour pénale internationale d’enquêter sur les crimes de guerre israéliens en Cisjordanie. 

Sanctionnée politiquement pour ses engagements, Eva Illouz est directrice d’études à l’EHESS, spécialisée dans la sociologie des sentiments et de la culture. L’essentiel de son travail se porte sur un sujet peu étudié : l’amour dans le capitalisme moderne. 

Un enjeu politique sous-estimé 

Les terrains de réflexion et d’analyse du capitalisme sont habituellement ceux de la conquête de droits nouveaux et de rapports de force économiques. Peu s’intéressent aux bouleversements causés dans la sphère de l’intime. Pourtant, ces bouleversements ont redéfini les notions d’amour, de bonheur et de famille. On identifie par exemple l’avènement de la liberté sexuelle et amoureuse, débarrassée du carcan des structures communautaires réactionnaires. 

Des marxistes comme Alexandra Kollontaï et Friedrich Engels ont produit un travail remarquable sur ces sujets, notamment dans la perspective de la libération des femmes. Or les analyses des dynamiques de l’amour depuis la « libération sexuelle », entamée à partir des années 60, sont faibles. Aujourd’hui, lorsque l’on s’intéresse à l’épanouissement ou à l’amour, c’est souvent sous l’angle de la liberté individuelle et du libre-choix. 

Pourtant, nous savons que les lois, la culture et l’éducation sont des produits des rapports de production et d’un contexte donné. Il y a donc un intérêt à étudier les dynamiques sociales de l’épanouissement sexuel et affectif. Cet enjeu est à la croisée des luttes féministes et au cœur de phénomènes économiques modernes comme les applications de rencontre, la valorisation de la marchandisation sexuelle et le culte de l’entrepreneuriat. Le retour en force du conservatisme et la pénétration des logiques de marché dans les relations affectives manifestent aussi les crises modernes de l’épanouissement. Ces crises n’étant pas individuelles, elles donnent tout son intérêt à la recherche sociologique. 

Eva Illouz et la crise contemporaine des relations affectives

Eva Illouz ne remet pas en cause le caractère progressiste de la « libération sexuelle ». Son but est d’analyser et de questionner les limites que trouve aujourd’hui la libéralisation sexuelle et affective. La sociologue éclaire notre regard sur la crise moderne de l’amour et ses liens avec les récentes évolutions économiques et morales des sociétés occidentales. 

Ses travaux sociologiques partent de situations concrètes et individuelles afin d’en dégager des dynamiques de fond. Ils s’appuient aussi largement sur des études économiques et philosophiques. La sociologue développe par exemple dans La Fin de l’amour, Enquête sur un désarroi contemporain (Le Seuil, 2020) les enjeux des relations « négatives ». Celles-ci vont de la relation qui n’aboutit pas à celle qui se termine, du « non-choix » au désengagement. En d’autres termes : les dynamiques du désamour et de l’incertitude et leurs impacts sur l’individu et la société. 

Eva Illouz ne propose pas de solution clé en main aux bouleversements qu’elle analyse. Ses travaux restent essentiels pour comprendre comment la crise de l’amour et de la sexualité est façonnée par le capitalisme moderne. En cela, lire Eva Illouz arme notre compréhension des tensions qui traversent les relations affectives et sexuelles, entre liberté et marchandisation, désir et incertitude, émancipation et nouvelles formes d’aliénation.


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