Le projet fait débat parmi les organisations représentatives du spectacle vivant. Assiste-t-on avec le Pass Culture à un changement de paradigme dans les politiques culturelles ?
Une rupture radicale ?
Presque deux ans après les débuts de son expérimentation dans quatorze départements, rien ne semble avoir changé, le Pass Culture divise toujours autant alors même que sa généralisation à l’ensemble du territoire se profile à l’horizon.
Le dispositif prévoit de doter les jeunes de 18 ans d’un montant de 300 euros à dépenser en pratique, contenus et biens culturels. Dès les premiers temps de son expérimentation dans les cinq premiers “départements pilotes” en 2018, le Pass Culture fait déjà débat dans les organisations représentatives du spectacle vivant et en particulier dans les organisations représentantes des employeurs du spectacle vivant subventionné.
Le Pass Culture se retrouve ainsi sous le feu des critiques de la part notamment l’Union syndicale des employeurs du secteur public du spectacle vivant (USEP-SV) au motif de son manque de toute “forme sérieuse d’éditorialisation” qui pousse l’organisation à conclure que le projet aurait surtout vocation “à instaurer une politique de réponse “à la demande”” en matière culturelle (News Tank Culture, 28.09.18).
De plus, le Pass Culture constituerait une “rupture radicale” en matière de politiques culturelles car, selon l’USEP-SV, “le Pass Culture positionne les acteurs du service public de la culture dans une concurrence directe et frontale avec les grands opérateurs du privé et avec les industries culturelles des loisirs” et met ainsi en cause “les politiques de développement des publics (La Lettre du Spectacle, 22.06.18).
De fait, il est évident que le débat autour du Pass Culture concerne également les “prescripteurs culturels”, les directeur.ice.s programmateur.ice.s de spectacle vivant, dont la mission a été jusqu’à ce jour de démocratiser la culture “savante” et ses codes auprès du plus grand nombre. Or, le Pass Culture semble rebattre les cartes en matière de politiques culturelles par des offres culturelles transversales qui sont loin de se cantonner au seul référentiel de la culture savante ou “légitime”.
Une ligne de crête idéologique
L’USEP-SV déclare de plus, dès 2018, contester “le postulat, jamais débattu, que la question de l’accès à la culture des jeunes est d’abord un problème économique et technologique avant d’être un sujet éminemment symbolique” (Lettre du Spectacle, 22.06.18) .
Les opérateurs culturels semblent vouloir orienter le débat du côté de la philosophie véhiculée par le Pass Culture, en évoquant notamment la fracture sociale “symbolique” dans les pratiques culturelles des jeunes. De fait, beaucoup de jeunes issus de la classe populaire ne disposent pas des “codes” leur permettant d’avoir accès à la culture “savante”.
Ce rapport à la culture savante se transmet le plus souvent dans le cadre familial et constitue un levier de distinction sociale pour la bourgeoisie. Or, il semble dommageable de désarticuler la question du symbolique de celle des inégalités économiques et technologiques des jeunes vis-à-vis des contenus et biens culturels.
La question de l’accès à la culture des jeunes vue sous cet angle semble ainsi devenir davantage une question d’idées et de “codes” à transmettre qu’un enjeu de construction des conditions matérielles permettant à toutes et à tous de jouir de la culture le plus largement possible.
Depuis quelques années déjà, le monde des opérateurs de la culture est traversé par une ligne de crête qui sépare les partisans de la “démocratie culturelle” héritière de la Déclaration de Fribourg, et les partisans de la “démocratisation culturelle”, se réclamant pour leur part de l’éducation populaire et de la décentralisation culturelle. Les premiers reprochent aux seconds leur définition par trop verticale de la culture conçue comme faisceau de références savantes “à démocratiser” préférant pour leur part une vision plus “horizontale” de la culture et se gardant de toute hiérarchisation des contenus et biens culturels.
Conflits de légitimité pour le financement de la culture
Le débat est loin d’être tranché, du fait notamment que les opérateurs culturels craignent de perdre en légitimité dans leur rôle de prescripteurs culturels à travers la remise en cause des notions de hiérarchie des contenus culturels.
C’est cette légitimité qui, de plus, constitue à leurs yeux la caution la plus sûre de leur mission de service public, leur permettant ainsi de justifier les subventions aux yeux de l’Etat et des collectivités territoriales. Les organisations représentatives des employeurs du spectacle vivant font donc face à la peur d’un grand nivellement idéologique des mécanismes de légitimation de leurs missions de service public.
La question du financement de la culture est loin d’être étrangère aux débats autour du Pass Culture. L’USEP-SV déclare ainsi, à l’occasion d’une réunion à la Direction de la Création Artistique (DGCA) autour du Pass Culture en mai 2018, que “le plafond de dépenses envisagées (…) de 400 millions d’euros, s’il ne doit jamais être atteint, donne toutefois un ordre de grandeur qui stupéfie dans le contexte malthusien qui nous est systématiquement opposé (…)” (Lettre ouverte de l’USEP-SV à la ministre de la culture concernant le Pass Culture, 12/06/2018). Il est aisé de voir la façon dont la raréfaction des financements publics pour la culture a, ces dernières années, exacerbé et envenimé les clivages existants autour des politiques culturelles en amenant un sentiment de mise en concurrence croissant chez les opérateurs culturels.
Bien évidemment, fidèle à sa logique implacable, le gouvernement a, depuis, revu son enveloppe à la baisse. Ce sont finalement 59 millions qui seront consacrés au dispositif et les jeunes ne recevront que 300 euros au lieu des 500 que reçoivent actuellement les jeunes des départements concernés par l’expérimentation du dispositif.
Une manne pour les industries culturelles ?
Sans surprise, on constate que 65% des dépenses réalisées concernent des biens physiques contre 26% pour les offres numériques et 9% pour les sorties culturelles. “Les livres, qu’ils soient papier, audio ou numérique, représentent 52% des dépenses” suivent ensuite “l’achat de places de cinéma (14%), l’écoute de musique, sur un vinyle, un CD ou en streaming (12%)” rapporte la Gazette des Communes (18/12/2020). La crainte de voir les industries culturelles numériques empocher le pactole ne semble pas s’être réalisée à la mesure des pronostics des observateurs les plus critiques du dispositif.
La CGT-Spectacle se montre de son côté également critique du fait que “l’essentiel (du Pass Culture) repose sur des offres de produits culturels proposés par des grands groupes et des propositions gratuites” (La Scène, “CGT, les points chauds du front social”).
Il semble évident que la question de la manne capitalistique des industries culturelles du numérique (Netflix, Spotify, Deezer etc.) mérite d’être posée politiquement. Sachant surtout que le service public de l’audiovisuel est aujourd’hui en perte de vitesse, faute de moyens, et qu’il est donc loin d’être en mesure d’offrir une alternative viable aux plateformes de vidéo à la demande.
Pour autant, le terme de “consumérisme culturel” que l’on retrouve dans la bouche de certains commentateurs a-t-il tout à fait sa place dans un débat s’attachant à évaluer un dispositif au regard de son utilité pour les pratiques culturelles des jeunes ? À moins qu’il ne s’agisse de discriminer de la valeur intrinsèque des différentes pratiques culturelles en les mettant en opposition les unes par rapport aux autres.
Pour dire les choses platement, écouter de la musique ou regarder une série, fut-ce sur une plateforme de streaming en l’absence de toute autre alternative, empêche-t-il d’avoir d’autres types de pratiques, d’aller au musée ou au théâtre, pourvu d’en avoir les codes d’accès symboliques ? Les dispositifs de médiation culturelle ont, à ce titre, toute leur importance. Pourquoi devrait-on avoir à choisir entre les subventions de l’Etat aux institutions culturelles et les dispositifs d’aide financière en faveur de l’accès des jeunes à des contenus, pratiques et des biens culturels, comme les livres, qui constituent le premier poste de dépense des jeunes concernés par le Pass Culture ?