« La lutte contre les violences sexistes et sexuelles est une lutte sociale »

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« La lutte contre les violences sexistes et sexuelles est une lutte sociale »

Nous nous sommes entretenus avec Julie Papon-Bagnès, formatrice-consultante spécialisée dans l’égalité femmes-hommes et la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

La prise de conscience de l’ampleur des violences sexistes et sexuelles (VSS) est déjà un combat. A-t-on aujourd’hui une estimation de celles-ci dans le monde du travail en France ? 

Julie Papon-Bagnès : La question de la connaissance et de l’évaluation de l’ampleur des VSS est loin d’être résolue, et ce pour toute la société, pas seulement au travail. Je vais donner trois chiffres. D’après une enquête de 2016 du Conseil supérieur à l’égalité entre les femmes et les hommes, 80 % des femmes salariées sont régulièrement confrontées à des agissements sexistes. Ces agissements sont donc communs et banalisés dans la société, au travail, dans les médias. En 2018, l’IFOP a réalisé une enquête à la demande du Défenseur des droits qui révèle qu’une femme sur trois a subi au moins un cas de harcèlement sexuel. Enfin, l’enquête Virage de 2015 estimait à 128 000 par an le nombre de femmes victimes de violences sexuelles sur leur lieu de travail. 

L’enjeu de la connaissance et de la mesure des VSS est fondamental, mais subit des attaques frontales depuis 2020. Trois organismes qui contribuaient à la mesure de ces violences ont été supprimés : l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, la Miviludes et l’observatoire de la délinquance et de la réponse pénale. Ce dernier publiait des données sur les VSS dans son rapport annuel, ce qui permettait d’observer une évolution. Nous n’avons donc plus de mesure de l’évolution des VSS depuis 2018. Ce sont des choix politiques qui ont « cassé le thermomètre pour ne plus voir la maladie ». 

Il faut également prendre en considération la méthodologie des enquêtes. Par exemple, l’enquête « Cadre de vie et sécurité » en 2018 recensait 94 000 femmes victimes de viol ou tentative en France chaque année. Ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, car ces enquêtes sont déclaratives et menées exclusivement auprès d’un public majeur métropolitain. Les victimes mineures et les victimes en Outre-Mer, que l’on sait nombreuses, en sont donc exclues. A fortiori, ces enquêtes sont menées par téléphone au domicile des personnes. Les potentielles victimes de violences au sein du couple peuvent avoir d’extrêmes difficultés à répondre librement. De plus, les personnes SDF, en hôpital psychiatrique, en prison, etc. ne sont pas prises en compte. Ces chiffres sont donc sous-évalués. 

Par rapport aux enquêtes déclaratives, le nombre de plaintes est environ 10 fois inférieur, concrètement, moins d’une victime sur 10 porte plainte. De plus, 90 % des plaintes sont classées sans suite. Du fait de la difficulté de collecter des preuves sur de telles situations, de témoins et des tribunaux surchargés, très peu de ces faits donnent lieu à une condamnation. On estime qu’environ 1 % des viols déclarés aboutissent à une condamnation. Le maximum légal de la condamnation est de 15 ans, 20 ans en cas de circonstances aggravantes. Ces circonstances sont souvent présentes : lien de subordination, victime mineure, violences dans le cadre du couple, auteur sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants, violences avec complices ou menace d’une arme. En réalité, la durée moyenne des condamnations est autour de 9 ans. 

Quelle est la responsabilité légale vis-à-vis de la prévention ou de la réaction à ces violences ? 

Les responsabilités de l’employeur concernent les situations où les salariés sont auteurs ou victimes, dans les locaux de l’entreprise ou non. Les séminaires, les apéritifs après le travail peuvent engager la responsabilité de l’employeur, même hors des locaux. L’employeur a également de multiples possibilités de se saisir d’affaires de violences, dès lors que celles-ci ont un impact sur la santé ou la sécurité des salariées. 

Deux articles du Code du travail définissent les obligations de l’employeur. L’article L.421-1 l’oblige à prendre « toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. » L’article L.1153-5 al.1 lui impose de prendre « toutes les dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme et de les sanctionner ».  

Dans la fonction publique, la circulaire du 30 novembre 2019 renforce ces obligations. Elle oblige les administrations à nommer un.e référent.e égalité qui relaie les informations en matière de prévention, conseille les agents, participe à l’état des lieux de la politique d’égalité en interne et suit la mise en œuvre des actions menées par l’administration. La loi du 6 août 2019 instaure également une obligation de dispositifs de signalement dans les administrations publiques. Celle-ci peut prendre la forme d’une adresse mail, d’un numéro de téléphone voire idéalement d’une cellule d’écoute avec des personnes formées.

Dans les entreprises de plus de 50 salariés, les CSE ont obligation de nommer un.e référent.e harcèlement, qui peut être saisie de certaines VSS, mais n’y est pas entièrement consacrée et a encore trop peu de moyens. Il est également toujours obligatoire d’afficher le contact de l’inspection du travail, qui peut également être saisie.

Quels sont les recours pour les femmes victimes de violences au travail, lorsque l’employeur ne prend pas ses responsabilités ? 

D’après une étude de 2014, dans 40 % des cas, l’auteur des violences au travail est le supérieur hiérarchique. Il peut donc être compliqué pour la victime d’adresser directement un signalement à l’entreprise. Souvent, l’employeur met l’affaire sous le tapis. 

Pour inciter les employeurs à réagir, je conseille systématiquement aux victimes de consulter la médecine du travail pour faire constater des lésions, troubles du sommeil, anxiété, et de faire un certificat par le médecin. Il s’agit d’un élément matériel important. Je conseille également d’être accompagnée par le CSE et les représentant.es syndicaux.ales qui sont souvent volontaires sur ces sujets. Cela fait totalement partie de leur rôle et le droit d’alerte peut accélérer les choses. L’employeur est alors obligé de lancer une enquête interne et d’associer un.e membre du CSE à la procédure. Donc si on craint un laxisme de l’employeur dans la procédure, c’est une manière d’avoir un contrôle.  

Il existe également des recours en externe de l’entreprise, notamment via l’inspection du travail dont les coordonnées sont affichées sur le lieu de travail. Si ce n’est pas le cas, un annuaire national existe sur internet. Il est aussi possible de passer par le Défenseur des Droits qui a pour mission de lutter contre les discriminations. Il peut accompagner les victimes de violences et intervenir auprès de l’employeur. Enfin, se faire accompagner par une association permet de ne pas être seule et d’être accompagnée par des personnes formées, dont l’écoute est bienveillante et qui sont en mesure de qualifier les faits et d’orienter vers les bon.ne.s professionnel.le.s. Ces associations peuvent également fournir une aide matérielle et une aide juridictionnelle, mettre en contact avec un.e avocat.e voire payer les frais. 

Si l’employeur ne fait pas son travail, la salariée peut avoir recours aux prud’hommes pour manquement à l’obligation de protéger la santé et la sécurité.

Les sanctions disciplinaires sont-elles cumulables avec des sanctions pénales ? 

Bien sûr ! Tout signalement peut être doublé au niveau pénal. Tout citoyen est d’ailleurs tenu d’alerter le procureur de la République si la victime est mineure ou si elle est en danger grave et imminent, si elle fait état de pensées suicidaires par exemple. Attention cependant, il faut toujours discuter de cette démarche avec la victime. 

La charge de la preuve est très différente au niveau disciplinaire et au niveau pénal. Quand l’employeur reçoit un signalement, ce n’est pas à la victime de recueillir les éléments de preuve. L’employeur doit le faire au cours d’une enquête interne. En 2019, la Cour de cassation a rappelé cette obligation en condamnant des employeurs pour ne pas avoir mené ces enquêtes. 

Au pénal, la personne porte plainte, la police ouvre une enquête, mais, malheureusement, pour que la plainte aboutisse, je conseille aux personnes que j’accompagne d’avoir au moins un certificat médical, qui peut faire état des éventuels coups, blessures, éléments d’ADN ou des symptômes de psychotrauma. La victime doit arriver au dépôt de plainte avec plus d’éléments que pour un signalement interne à l’entreprise. Il faut toujours répéter cependant qu’un fonctionnaire de police ne peut pas refuser une plainte. 

La lutte contre les violences faites aux femmes devait être la grande cause du quinquennat, la loi et l’action publique ont-elles été au rendez-vous pour lutter contre les VSS dans le milieu professionnel ? 

Nous avons obtenu des avancées. En 2018, la loi Schiappa Belloubet crée une contravention pour outrage sexiste, qui est une traduction dans le Code pénal de ce qui était défini dans le Code du travail. En 2 ans, seulement 2000 amendes ont été prononcées pour outrages sexistes, ce qui donne une indication de la priorité donnée à ce sujet. Cette loi a également étendu la définition du viol aux actes bucco-génitaux et allongé la durée de prescription du viol à 30 ans lorsque la victime est mineure. Cependant, dans les faits, entre 2007 et 2016, la France a connu une baisse de 40 % des condamnations pour viol aux assises. Le problème de la réponse pénale aux crimes sexuels est encore loin d’être réglé. 

Le Grenelle de 2019 a annoncé 46 mesures dont 36 ont été au moins partiellement mises en place. Les places d’hébergement disponibles pour les victimes de violences sont certes passées de 6823 en 2020 à 7820 en 2021, mais le rapport de la Fondation des Femmes estime les besoins entre 20 et 35 000 places. Aujourd’hui, 31 % des demandes concernant des femmes avec enfants sont non pourvues, et 49 % pour celles sans enfant. 

Le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes avait estimé à 1 Md€ le budget annuel nécessaire à la lutte contre les VSS. C’est le budget de l’Espagne, avec une population inférieure de 30 %. Marlène Schiappa avait annoncé ce milliard de budgets, mais pour l’ensemble des politiques d’égalité femmes-hommes et pas seulement pour la lutte contre les VSS. Le rapport sénatorial Bocquet Bazin de 2020 explique en outre que cette somme fait référence à des dépenses sur plusieurs années et dont une partie importante est destinée à des aides à l’étranger. On est donc très loin du compte. 

Finalement, les associations nationales ont plutôt connu une perte de moyens. Il faut ajouter à cela que M. Schiappa par rapport à sa prédécesseure a cessé de recevoir les associations féministes dans une réunion mensuelle. Ce gouvernement s’est éloigné du terrain. Dans sa composition, il a également montré des signes de négation des violences avec la nomination au ministère de l’intérieur d’un homme mis en cause pour viol et abus de confiance en 2017. L’actuel ministre de la Justice s’exprime dans les médias pour dénigrer MeToo et celles qu’il appelle les « folasses qui racontent des conneries », et parle de « copains qui s’offrent du bon temps » pour l’affaire DSK. 

L’événement le plus symbolique de ce mépris des associations féministes est la tentative de mise en concurrence du 3919. Après 50 000 signatures sur la pétition pour sauver le 3919, les associations ont obtenu une belle victoire, mais cet épisode révèle la logique de rentabilité que le gouvernement est prêt à impulser dans la lutte contre les VSS. 

Politiquement, quelles devraient être les priorités d’un gouvernement qui prendrait cette lutte au sérieux ? 

L’Espagne donne l’exemple d’un gouvernement qui prend cette lutte plus au sérieux. En 2004, la loi dite de mesures de protection intégrale contre les violences conjugales a porté le budget de la lutte contre les VSS à 16 € par habitant.es et par an. Ce budget est inférieur à 5 € en France. 

Le financement est le nerf de la guerre. Il faut d’immenses moyens supplémentaires pour créer des places et recruter du personnel dans les centres d’hébergement d’urgence. Il faut augmenter le budget de fonctionnement des associations d’aide aux victimes, en en finissant avec les subventions sur projet et en revenant aux subventions de fonctionnement avec des perspectives sur plusieurs années. Autres éléments centraux de l’accompagnement des victimes, les centres de psychotraumas doivent être développés. 

Aujourd’hui, les tribunaux sont tellement sous-financés et débordés que 80 % des procès pour viol sont correctionnalisés. Certain.es avocat.es conseillent également aux victimes de privilégier le tribunal correctionnel plutôt que les assises, car les jurés populaires tirés au sort sont à l’image d’une société très peu formée sur les questions des VSS. 

Le gouvernement pourrait impulser une définition claire du consentement dans la loi. Aujourd’hui, l’approche est restrictive et définie par une liste : violence, contrainte, menace, surprise. Il faut faire entrer dans la loi la notion de consentement libre et éclairé — ce qui comprend par exemple qu’il n’y a pas de consentement sous l’emprise de substances psychoactives —, réversible — le consentement peut être retiré à tout moment —, spécifique — par exemple un consentement à un rapport protégé, mais pas à un rapport non protégé — et temporaire. 

Des cours d’éducation au consentement et au respect de l’intégrité des personnes doivent être intégrés à la scolarité dès le plus jeune âge. Il faut intégrer la prévention des VSS dans toutes les formations initiales, avec des rappels tout au long de la carrière. Les CSE doivent avoir des moyens pour mener des actions de prévention dans toutes les structures. La médecine et l’inspection du travail doivent également voir leurs moyens renforcés. 

Les métiers en contact avec les victimes, police, justice, santé, enseignement, social, et tous les agents publics doivent avoir une formation approfondie et régulière. La loi de 2014 le prévoit en théorie, mais en réalité l’application dépend trop souvent de la volonté des services de formation. Il n’y a pas d’harmonisation nationale à l’heure actuelle. Des mesures contraignantes sont donc nécessaires. Dans tous les lieux de travail, un.e référent.e interne formé.e spécifiquement doit être en capacité d’écouter et d’orienter les victimes. 

Ces dispositifs doivent permettre de prendre enfin les alertes au sérieux. Le #DoublePeine a permis de visibiliser les témoignages de victimes choquées par l’inversion de la culpabilité dans les commissariats. Il y a un vrai manque de formation dans la police et la gendarmerie, comme dans l’ensemble de la société. Le #BalanceTonBar a à nouveau montré à quels points les agresseurs sont exonérés de leur responsabilité, considérant que c’est aux femmes de faire attention et pas aux violeurs d’être condamnés.

Dans une conception moins répressive de la justice, des centres de désapprentissage de la violence doivent être mis en place. L’exemple du Home des Rosati à Arras est éclairant. Il s’agit du premier centre avec des professionnels spécialisés qui propose aux auteurs de violences des groupes de parole pour désapprendre les violences. La répression est loin d’être la seule solution, je place plus d’espoirs du côté de la prévention et de l’éducation. 

Enfin, la lutte contre les VSS est une lutte sociale. La priorité est peut-être ici. Il faut absolument lutter contre la précarité des femmes qui est un facteur extrêmement aggravant du risque d’exposition aux VSS et réduit la possibilité de s’en sortir. 


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