Dans « Parlez-vous le Parcoursup », publié au Seuil, l’auteur et professeur Johan Faerber livre une charge stimulante contre la plateforme de sélection. Burn-out des lycéens, humiliations permanentes, contrôle continu… Tout y est minutieusement décrit pour comprendre la plateforme, mais aussi la combattre. Rencontre.
Le gouvernement présente Parcoursup comme une simple plateforme d’orientation pour les lycéens. Pour vous, il s’agit d’un véritable « projet politique ». En quoi consiste-t-il pour vous ?
C’est un projet élitaire et oligarchique. A priori, Parcoursup se présente comme un simple algorithme de mariage entre les souhaits d’un lycéen et les formations du supérieur. Mais dans les faits, il y a un déséquilibre entre l’offre et la demande puisqu’il n’y a pas eu les constructions d’université qu’il aurait fallu pour faire face au baby boum des années de 2000 et à l’augmentation du nombre de bacheliers. Il faut donc rationaliser l’accès à l’enseignement supérieur.
Le but du macronisme est très simple. C’est ce que j’appelle le projet de l’« extrême bourgeoisie ». Ils ont besoin de main-d’œuvre, et de main-d’œuvre servile. La violence de ce projet est exprimée et résumée par Parcoursup.
Les lycéens d’aujourd’hui ont du mal à imaginer un monde sans Parcoursup. À entendre le gouvernement, le système précédent était pire. Il s’agit pour vous d’une « fake news ». Pourquoi ?
Comme je l’ai dit, puisque les investissements n’ont pas été faits pour accueillir tout le monde, il faut refuser des élèves. C’est extrêmement violent, mais cette violence, le macronisme ne peut pas l’assumer clairement.
On a alors créé ce que j’appelle une fable, une machine narrative, pour tenter de dédramatiser cette violence, pour la rendre acceptable. Cette fable, c’est d’abord de dire que le système précédent (ABP) créait des injustices, puisque 16 000 étudiants environ par an ne trouvaient pas de formations, surtout en STAPS et dans les métiers du soin, ce qui, en soi, est vrai. À l’époque, Jean-Michel Blanquer faisait le tour des plateaux, la larme à l’œil, pour dénoncer l’injustice d’une pratique qui se faisait très à la marge : le tirage au sort. Et c’est là que se fait la « fake news » : on a pris quelque chose qui était très rare, le tirage au sort, et on a dit que c’était la pratique généralisée.
À les entendre, on faisait la queue la nuit, dans le froid, pour obtenir une formation. Or, c’est faux, tout simplement. C’était exceptionnel. Une fois qu’on a justifié les raisons de la création de Parcoursup avec ce mensonge, il suffit de justifier la sélection qui s’opère aujourd’hui, mais qui n’est pas assumée. C’est le mythe de la sélection par le mérite, alors qu’on sait très bien que ce qu’on appelle « méritocratie », c’est la justification de la reproduction sociale.
On entend aujourd’hui deux arguments principaux pour défendre la plateforme : l’augmentation du nombre de boursiers et une meilleure réussite à l’université. Pour vous, ces arguments ne sont pas valables.
Ces arguments servent à empêcher de reprocher quoi que ce soit à Parcoursup. Le gouvernement a donc joué sur deux tableaux : l’augmentation du nombre de boursiers à l’université et la lutte contre l’échec en première année. Qui, à gauche, pourrait s’opposer à ça ? Mais ce ne sont que des éléments de langage.
Sur le nombre de boursiers, oui, il a augmenté. Mais cette augmentation, elle est à l’entrée à l’université : on passe de 20 % à 25 % en début de première année. Mais on n’a strictement aucun chiffre sur le suivi de ces boursiers, leur réussite, leur assiduité…
Le second élément de langage, autour d’une meilleure réussite en première année, on le démonte encore plus facilement. Évidemment, quand vous écrémez, quand vous n’avez que des mentions très bien en première année, vous avez un taux de réussite qui augmente.
Pour les lycéens qui vivent Parcoursup, l’angoisse et le stress sont les mots qui reviennent sans cesse. Pour vous, cette angoisse et ce stress ne sont pas des conséquences fâcheuses, mais sont voulues.
C’est une manière de gouverner par la peur. Avant Parcoursup, si vous étiez sérieux, que vous travailliez régulièrement, même avec des difficultés, vous obteniez votre bac, et donc vous pouviez aller à l’université. Maintenant, vous pouvez être un excellent élève, très sérieux, mais vous n’êtes pas certains d’obtenir ce que vous voulez. Et donc, cela crée un stress très important.
Le contrôle continu renforce cela, puisque chaque note compte. On est vraiment dans un système où les élèves sont continûment contrôlés. Donc le stress n’est pas une conséquence, c’est au cœur du fonctionnement de Parcoursup. Cela va tellement loin qu’en fin d’année, certains élèves sont dans de réelles situations de « burn-out ».
De la même manière, alors qu’élèves et professeurs dénoncent l’opacité des algorithmes, vous expliquez que cela arrange le gouvernement. En d’autres termes, ce n’est pas un problème, mais une solution trouvée par le gouvernement.
Quand on regarde les algorithmes utilisés par les universités, on se rend compte que certains les rendent publics, d’autres non. Cela crée alors de la discrimination selon les territoires, ce que j’appelle une discrimination géonumérique.
Il est évident que par rapport à l’ancien système, Parcoursup discrimine les élèves de banlieues. Je le constate concrètement dans mon expérience puisque j’enseigne dans le 93. Avant, mes excellents élèves arrivaient à intégrer par exemple le lycée Henri IV à Paris en prépa. C’est beaucoup plus variable aujourd’hui.
C’est purement et simplement de la discrimination territoriale. Et donc, rendre publics les algorithmes, lever l’opacité, cela reviendrait à révéler la supercherie de Parcoursup. Les élèves de banlieue sont déjà très maltraités par l’institution scolaire et par l’État, et Parcoursup, au lieu de lutter contre cela, vient numériser ces inégalités.
Vous consacrez plusieurs pages à la question de la lettre de motivation. Si on sait que celle-ci n’est que rarement lue, elle constitue pour vous un symbole fort du projet politique derrière Parcoursup.
C’est essentiel, car c’est au cœur de la fabrique du consentement chez les élèves. Même si elle ne sert à rien, les élèves sont forcés de se soumettre à ce procédé, car Parcoursup le leur impose. En signant leur lettre, ils signent un contrat avec Parcoursup, ils se soumettent à l’algorithme, ils en « acceptent » les règles.
Le problème, c’est que ces lettres, si jamais elles sont lues, ne sont pas analysées pour le sens, pour le fond, mais uniquement sur leur forme.
La lettre de motivation, c’est la consécration de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie. Si on n’a pas les codes de la bourgeoisie, alors on ne vaut rien. C’est une forme de discrimination à l’embauche, qui repose sur la possession, ou non, d’un capital culturel qui est celui des bourgeois. La lettre de motivation n’est pas enseignée, elle est donc censée être un savoir « inné ».
On retrouve cette même logique avec la prise en compte des activités extrascolaires dans l’algorithme, non ?
Bien sûr. Car comment favoriser son côté « sociable » lorsqu’on habite à la campagne, qu’on a une heure de bus pour rentrer et qu’on n’a pas d’activités extrascolaires ? Prenez par exemple quelqu’un qui ne peut pas faire de sport pour diverses raisons. Ou encore quelqu’un qui n’a pas envie d’aider son prochain, d’être dans une association, qui préfère rester dans sa chambre à jouer aux jeux vidéos. Il a le droit, non ? Cela ne fait pas de lui quelqu’un de méchant ou d’égoïste en soi. Pourtant, c’est quelqu’un qui va être dévalorisé sur Parcoursup.
Ça veut dire qu’on transfère un jugement de caractère sur un jugement qui devrait rester purement d’ordre pédagogique. D’ailleurs, le SNU vient essayer de remplacer de manière perverse cela, en permettant à des élèves d’obtenir du « crédit social », c’est-à-dire des activités qu’ils pourront mettre dans leur CV. En ce sens, Parcoursup est une incitation passive au SNU.
On sait que Parcoursup renforce les inégalités territoriales en discriminant selon le lycée d’origine. On apprend dans votre ouvrage que cela renforce aussi les inégalités entre les universités.
Depuis Parcoursup, on a une distinction très nette entre les universités parisiennes et les universités de banlieues. Elles deviennent des universités de seconde zone.
Pourquoi ? Et bien, c’est très simple : à Paris, on va retrouver tous les élèves qui ont obtenu des mentions « très bien » ou « bien ». Donc, on va retrouver dans les universités de banlieue les élèves qui n’ont pas eu ces mentions. Concrètement, cela crée une université à deux vitesses, car si les moins bons élèves sont tous dans les universités de banlieue, alors qu’il faudrait surinvestir dans celles-ci, les doter de TD avec des effectifs plus petits, avoir des modules d’accompagnement.
Or là, tant que ces investissements ne sont pas faits, on crée de la discrimination de traitement entre les élèves.
Pour vous, Parcoursup est une expérience « d’humiliation » que vous comparez à celle que vivent les chômeurs en France. Sur quels mécanismes repose cette humiliation ?
En fait, c’est la question de l’illusion du choix qui est posée. C’est le problème de Pôle emploi qui vous propose n’importe quoi et qui à l’arrivée vous dit « ah ben vous n’avez pas voulu prendre le job ».
Et bien comme le chômeur, le néo-bachelier a l’impression qu’il est devant une possibilité infinie de choix, mais que c’est lui qui n’est pas assez bon pour y accéder. Mais ce choix n’existe pas. L’étudiant, comme le chômeur, n’est pas responsable de son sort, il le subit.
Le candidat sur Parcoursup, s’il n’est pas pris, c’est qu’il ne rentre pas dans une case, qu’il n’a pas sa place dans un système sélectif. Il l’aurait dans un système démocratique et républicain, mais dans un système oligarchique et élitaire, tout le monde n’a pas sa place.
J’irai plus loin et je dirais que c’est encore plus violent que pour le chômeur, car celui-ci, normalement, il a accumulé quelques droits au chômage. Le recalé de Parcoursup, lui, il se retrouve totalement en carafe, sans savoir ce qu’il peut faire.
Et finalement, ceux qui ont fait toute la place avec Parcoursup, ce sont les universités privées.
Ah oui, là c’est la folie totale. Avec Parcoursup, il y a un marché. Par exemple, Xavier Niel, le patron de Free, est un entrepreneur de l’école. Il ouvre des écoles privées un peu partout, et ce n’est pas un exercice philanthropique.
Le privé permet de conjurer l’insécurité créée par Parcoursup. Si vous avez de l’argent, et bien, vous êtes libres, puisqu’une grande part des écoles privées sont hors Parcoursup. Beaucoup d’élèves décident donc au cours de l’année de terminale de s’inscrire dans ces écoles payantes pour acheter la paix intérieure, la sérénité.
En fait, la morale cynique de Parcoursup c’est : « si vous avez de l’argent, vous allez vous en sortir ».
On a donc un réel entrepreneuriat de l’école qui va se constituer. C’est aussi tout le business autour du coaching en orientation, mais aussi les prêts bancaires, puisque des élèves vont aller s’endetter pour faire ces écoles privées afin de contourner Parcoursup.
Votre livre porte un portrait sombre, en décryptant minutieusement la mécanique de tri social opéré par Parcoursup. Malgré tout, pour finir sur une touche d’optimisme, comment imaginer la fin de cette plateforme ?
Si on veut être optimistes pour demain, il faut de l’argent. Il faut énormément d’argent pour investir dans les services publics.
Le problème de Parcoursup, c’est un faux problème, qui vient du manque de places dans les universités. Il faut donc construire des universités à la mesure des besoins, c’est la seule solution.
La France est un pays extrêmement riche. Et bien qu’elle utilise son argent pour former les élèves plutôt que d’exonérer les milliardaires à coup de philanthropie foireuse comme la fondation Louis Vuitton et le reste. Et bien qu’on investisse la fondation Louis Vuitton pour en faire une université publique !