Depuis avril, le joueur d’échecs chinois Ding Liren est le nouveau champion du monde.
Gagnant son match contre le russe Ian Nepomniachtchi, il devient le premier chinois à remporter le titre suprême chez les hommes.
Bien qu’il faille reconnaître qu’il doit sa chance mondiale au fait que l’ancien champion incontesté (le Norvégien Magnus Carlsen) ait abandonné ses titres, l’événement reste extrêmement important au regard de l’histoire.
Les échecs, marqueur du basculement mondial
L’émergence de la Chine dans le milieu des échecs est un reflet du nouveau monde qui est en train d’émerger.
Un monde multipolaire où les pays du Sud sont parvenus à un stade de développement suffisamment élevé pour commencer à s’imposer dans des disciplines autrefois dominées par les anciennes puissances occidentales et l’Union soviétique (notons au passage que c’est l’héritage soviétique qui permet aujourd’hui à la Russie d’avoir encore la meilleure fédération du monde, grâce aux moyens investis).
On objectera avec raison que la Chine n’est pas le premier pays du Sud à remporter le titre mondial : l’Inde l’avait gagnée en 2007 avec son champion Viswanathan Anand, et elle produit depuis 30 ans une quantité toujours plus impressionnante de grands maîtres internationaux.
En revanche, les trajectoires de ces deux pays ne sont pas comparables : les échecs sont une discipline centrale dans la culture indienne depuis des siècles, là où leur introduction sérieuse en Chine date de la fin du XIXe siècle.
La chronologie de l’histoire contemporaine des deux pays peut d’ailleurs l’attester : la fédération indienne des échecs a été fondée en 1951, 4 ans à peine après l’indépendance. En Chine, le jeu d’échecs n’a pu obtenir sa fédération nationale qu’en 1986, 4 décennies après l’indépendance et en dépit d’une période d’interdiction pendant la révolution culturelle.
Des politiques de développement
Le développement massif des échecs en Chine n’est donc pas favorisé par son ancrage dans la culture traditionnelle du pays, comme en Inde.
Il est dû à une politique volontariste, à des investissements colossaux de l’État chinois pour développer cette discipline auprès de la population et de la jeunesse, ce qui n’est pas sans rappeler certains aspects du modèle soviétique.
Et les résultats sont là : outre le nouveau champion du monde Ding Liren, la Chine a récemment produit des joueurs d’élite tels que Wang Yue, Wang Hao ou encore le jeune Wei Yi, qui dépassent tous les 2700 elo.
À titre de comparaison, la France, pourtant bien placée dans le classement mondial des fédérations, n’a actuellement que deux joueurs de ce niveau (dont un, l’ex-iranien Alireza Firouzja, vient d’être naturalisé et n’a pas été formé en France)…
Une politique culturelle et sportive aussi ambitieuse que celle de la Chine ne peut être mise en place que dans un pays en forte croissance, avec une vision de long terme qui anime ses dirigeants.
Pour développer une discipline telle que le jeu d’échecs, il faut investir massivement dans des infrastructures capables d’offrir un accès démocratisé à l’apprentissage et à l’entraînement.
Et à ce jeu-là, force est de constater que des pays comme la Russie, la Chine ou l’Inde ont une longueur d’avance sur les pays occidentaux, dont la politique culturelle souffre davantage des aléas qu’implique le néolibéralisme.
Faire des échecs un enjeu national
On a souvent dit que l’arrivée de l’informatique allait abolir les distinctions nationales et permettre le développement des échecs à un même degré partout dans le monde.
Mais c’est une illusion. Certes le développement de l’informatique peut démocratiser l’accès aux bases de données chez les joueurs partout dans le monde. Mais il ne pourra pas compenser l’absence de culture échiquéenne.
C’est pour cela que la Norvège, qui a pourtant produit le meilleur joueur du XXIe siècle (Magnus Carlsen), ne parvient pas à se hisser parmi les meilleures nations du monde aux échecs. À l’inverse, un pays comme la Russie, dont les joueurs d’élite n’arrivent plus à gagner le titre mondial depuis 2007, possède toujours la meilleure fédération du monde : elle produit toujours le plus de grands maîtres internationaux, le plus d’espoirs dans les catégories jeunes.
Produire une poignée de génies, c’est bien. Mais c’est toujours plus facile que de produire une masse de milliers de joueurs confirmés, qui font vivre la discipline à l’échelle nationale et permettent la tenue de grands événements (comme des tournois de haut niveau).
L’exemple corse
À l’échelle de la France, l’exemple de la Corse est très éclairant : la ligue corse des échecs impose des cours d’échecs hebdomadaires aux enfants dès l’école primaire. Résultat ? La Corse a le meilleur nombre de licenciés par habitant au monde, et elle a produit les meilleurs espoirs français des 20 dernières années.
Voilà pourquoi, aux échecs comme dans toutes les autres disciplines sportives, l’avenir appartient aux nations qui se donnent les moyens d’investir sur le long terme.
C’est précisément pour ça que les grandes nations des échecs du XXIe siècle seront des pays du Sud en développement, ou issus de la sphère postsoviétique.
On notera d’ailleurs que les États-Unis, qui investissent depuis quelques années dans le domaine des échecs sur leur propre sol, doivent leur statut de grande puissance échiquéenne à la naturalisation massive de joueurs étrangers : dans le top 15 des joueurs américains, la moitié sont des joueurs étrangers naturalisés. Cette proportion monte à 80 % dans leur top 5 national. Comment ne pas voir dans cette situation absurde l’équivalent sportif du pillage des cerveaux par les États-Unis ?
En définitive, les échecs sont bien plus qu’un jeu. C’est une discipline qui reflète les rapports de force géopolitiques, peut-être encore plus que d’autres sports.
Comme un symbole, le dernier match de championnat du monde opposait un Russe et un Chinois. Et il s’est déroulé à Astana, au Kazakhstan, en plein cœur d’une Asie centrale qui incarne le basculement du monde vers l’Eurasie.