Projet réputé inadaptable depuis l’échec commercial et critique de David Lynch en 1984, Dune arrive pourtant en France un mois avant les étasuniens, et semble d’or et déjà un succès aussi bien critique que commercial.
Dune. Il s’agit aussi bien du surnom de la planète désertique Arrakis, au coeur de l’univers créé par Frank Herbert – un écrivain conservateur de science-fiction ayant largement influencé le genre – que du titre de ce projet de longue date, porté par Denis Villeneuve et un cast de poids comprenant notamment Oscar Isaac, Timothée Chalamet, Rebecca Ferguson, Zendaya, Javier Bardem et Jason Momoa.
Cela ne s’explique pas seulement par le brillant casting appelant à un large public et par la maîtrise totale de son sujet par le réalisateur Denis Villeneuve – déjà auteur de grands films blockbuster comme Premier Contact ou Blade Runner 2049 mais également de films plus indépendants comme Incendies.
Il y autre chose dans Dune qui nous parle, quelque chose de profond et d’immanent au monde dans lequel nous vivons et évoluons aujourd’hui, alors que pourtant son univers ne semble avoir rien en commun avec le nôtre. A première vue. Pourtant, les reflets de notre monde, de notre société, des obscurantismes et des dominations y éclatent. Comme Paul Atréides, le jeune héros mystique et en même temps si commun de Dune le découvrira, il y a plus dans les sables arides, étouffants, et dangereusement mortels d’Arrakis que ce que les yeux peuvent voir.
Un univers de science-fiction brut et complexe…
L’année est 10191, l’humanité s’est étendue – non sans mal et non sans souffrances – à travers les étoiles et vit désormais regroupée sous un seul régime politique féodal : l’Imperium.
Avec l’Empereur Shaddam IV à sa tête. Ce dernier n’a en réalité qu’un pouvoir limité face aux ambitions de pouvoir des Grandes Maisons du Landsraad, qui luttent sans cesse entre elles pour leur survie et leur prédominance sur les autres. N’oublions pas non plus les manigances économiques de la Guilde Minière, qui s’occupe du carburant des vaisseaux interstellaires, ainsi que les intrigues quasi-religieuses et proprement machiavéliennes des sœurs Bene Gesserit, un ordre uniquement féminin dont les membres semblent tirer les ficelles dans l’ombre et ont des pouvoirs spéciaux.
Le spectateur le comprend vite en regardant le film, cet univers est complexe, difficile à appréhender aux premiers abords. Le réalisateur et ses scénaristes font le choix – plutôt salutaire – de ne pas tout décrire ou de tout expliquer, pour se concentrer sur ce qui compte réellement : la planète Arrakis est la seule dans tout l’Univers à générer, nul ne sait trop comment, l’Épice, une substance particulière extrêmement puissante rendant possible le voyage interstellaire.
C’est donc la ressource la plus importante de la galaxie, et contrôler l’Épice signifie contrôler l’Univers. Seulement voilà, au début du film, par décret impérial, la planète Arrakis est transférée comme fief de la puissante maison Harkonnen, que le film ne se gène pas pour caractériser de manière manichéenne comme les perfides méchants de l’histoire, opposés à la toute aussi puissante maison Atréides, présentée de son coté comme honorable, juste, vaillante et valeureuse.
Cette famille Atréides sera au cœur de la narration, notamment via le biais du fils aîné du Duc Leto Atréides : Paul Atréides, interprété par Timothée Chalamet. Ce dernier, n’ayant que peu de compétences guerrières mais doté du même pouvoir que ceux utilisés par les sœurs Bene Gesserit – et cela alors qu’il est un homme – a dès le début des visions d’Arrakis et de son peuple autochtone mystique et tribal que sont les Fremen, et découvrira vite qu’il est au cœur d’un grand plan millénaire pour accomplir une prophétie et, selon les dires, rendre la vie meilleure au sein de cette galaxie torturée.
Car la vie, semble-t-il, est loin d’être agréable dans ce monde.
Des dizaines de milliers d’années dans le futur, et pourtant l’Humanité vit toujours sous le joug d’un régime féodal conservateur vieux de plusieurs siècles. Tout humanisme semble inexistant dans ce monde, sinon de manière très locale. Le peuple lui-même n’y apparaît jamais, sinon via les guerriers Fremen et quelques visions de loin et anecdotiques des habitants d’Arrakis.
A tel point que même l’architecture des bâtiments et le design des vaisseaux est extrêmement brut et simple : des sphères, des pyramides, des formes géométriques parmi les plus basiques.
Nous sommes loin des vaisseaux esthètes et reluisants de Star Wars, Star Trek ou Jupiter Ascending. Ici, ils sont d’un noir tel qu’ils se confondent avec l’obscurité de l’espace tout en étant écrasés par ce dernier : nombreux sont les plans où ces immenses vaisseaux, trois à quatre cents fois la taille d’un être humain, se retrouvent minuscules, submergés, face aux astres et au néant du cosmos. Un tel plan n’est pas seulement formel, il illustre très bien ce qu’il y a dans l’atmosphère du film, et dans ce que vivent les personnages existants en son sein.
La vie dans Dune est faible, vulnérable, écrasée par le poids de l’univers, de l’adversité, du destin, de la fatalité et de la cruauté des Hommes. Tout ce que l’être humain obtient, il l’obtient par le labeur, à la sueur de son front comme après avoir été chassé par le Jardin d’Eden pour se retrouver à errer dans le désert, au milieu de la souffrance et du malheur. Face à cela, seule une société et un régime politique ultra-conservateur ont pu apparaître, et face à cela, seule une prophétie religieuse se basant sur des pouvoirs surnaturels et sur le mysticisme semble pouvoir tracer le chemin d’un monde meilleur.
… avertissant des dangers mortels du prophétisme, du fanatisme, et du culte du Divin
Cela est le reflet de notre passé, du passé de nos pays, du passé de nos peuples sur Terre. Une ère où la vie était fugace, où les morts étaient nombreuses et omniprésentes (comme lors de la Rome Antique ou du Moyen-Âge pestiféré), et où la nature semblait écrasante sur l’homme. Les fameux vers de sables, si caractéristiques et emblématiques de cet univers de Dune, le sont justement car ils sont la plus pure représentation de cette idée : une force surpuissante, impossible pour l’Homme à contrôler, ne laissant d’autre choix que de fuir à la va-vite ou de se barricader derrière des immenses murailles, qui fait trembler la terre tout en faisant ressentir sa pleine puissance. Nous sommes dans l’immanence, dans l’empirisme.
Au niveau de la mise en scène, tous les choix seront portés sur cela. Il est cliché de dire, en général, qu’un film est une expérience sensorielle, car, premièrement, tous les films le sont, et deuxièmement, c’est souvent oublier toutes les autres composantes de l’œuvre. Pourtant, ce terme d’expérience sensorielle correspond bien majoritairement à Dune.
La musique de Hans Zimmer, loin de suivre les schéma classiques d’orchestration filmique, joue notamment sur le minimalisme de ses notes longues, de ses instruments rares et étrangers – mais qui peuvent également être surprenants comme les cornemuses évoquant la lutte dans l’Histoire des écossais contre les anglais, ou glaçants comme ces chants mongols rappelant la terreur de Gengis Khan.
Le tout pour un résultat très atmosphérique, composé de sons à mi-chemin entre la musique, la mélodie, et l’effet sonore souvent brutal.
De même, la mise en scène de Denis Villeneuve, s’inspirant de 2001, l’Odyssée de l’Espace et de La Planète des Singes – deux œuvres bien immergées dans les mêmes thèmes du rapport de l’homme à son environnement et donc à lui-même – se montre aussi minimaliste qu’atmosphérique, bien que cela ne soit que relatif à la moyenne des films hollywoodiens blockbusters.
Mais alors, au sein de cet univers machiavélien quasi-infernal, quel message – pouvant être ressenti, compris et appliqué à notre monde – ce film porte-t-il ?
Une seule scène suffit à répondre à cette question, bien qu’elle soit évidemment entourée et portée par d’autres variations de part et d’autres de l’œuvre.
Après un immense drame, Paul Atréides, l’Élu, le programmé pour régner et pour libérer dès la naissance, a des visions des guerres saintes qui seront portées en son nom, des djihads, de toutes les souffrances que le peuple Fremen, tribal et obéissant aux règles ultra-traditionnelles de la loi du plus fort, porteront aux peuples de l’Imperium.
Et cela avant que ce même Imperium – qui ne vaut guère mieux que les tribus Fremen au niveau de l’humanisme – ne réplique par la force de son impérialisme et de sa violence organisée. Car les Fremen, bien qu’en position d’exploités par rapport à un Empire dominateur et oppressif, ne sont pas pour autant une force de progrès. Ce sont des guerriers religieux zélotes qui ne reconnaissent que le droit divin. La scène où l’Ambassadrice Fremen de l’Empire refuse de reconnaître l’autorité de l’Empereur – humaine et politique – pour ne reconnaître que celle de Shai-Hulud, nom sacré du ver des sables divin, autorité supra-humaine théologique, est parfaitement emblématique de cela.
Face à tous ces obscurantismes, il ne semble pas y avoir d’issue. Si le voyage de Paul ne fait que commencer – ce premier volet de Dune faisant presque office d’exposition et d’introduction – il est difficile de voir comment il pourra bien se terminer.
Mais cette série de films semble se diriger irrémédiablement vers le rappel froid que dans un monde conservateur, où la vie est difficile, où le quotidien est ardu et semé d’adversité, ne faire que se diriger vers d’autres conservatismes – peut-être même dominés par l’impérialisme et l’oppression – ne fera que provoquer un empirement général et infernal de la situation. Difficile de ne pas faire de parallèle avec l’Extrême-Orient et l’Afghanistan, où un empire a guerroyé pendant des décennies avant d’être chassé par les conservateurs religieux locaux zélotes que sont les talibans, au prix de milliers de vies humaines afin de rétablir l’obscurantisme le plus horrifique.
Difficile également de ne pas penser à notre propre pays, où les différents conservatismes ne font que s’affronter les uns après les autres, ne laissant que peu de place à une véritable force de progrès et de raison.
Alors c’est sans doute pour cela que Dune fonctionne autant en France – et échouera peut-être aux États-Unis : à travers son aspect brut et son immanence sensorielle, sa lenteur, son personnage principal s’éloignant des archétypes habituels du héros masculin viril, (Timothée Chalamet a plus de Luke Skywalker que de John Rambo), il exprime un danger politique réel pesant sur nous, et une entre-ouverture sur l’environnement hargneux, hostile, adverse à nous, d’où l’être humain s’est extrait peu à peu au début de ses civilisations.
Un film qui semble ne pas être fait pour le grand public se retrouve finalement par le toucher en plein cœur. Une belle surprise donc, et qu’il y a-t-il de mieux qu’une belle surprise ?