Le 21 avril 2002, un séisme avait lieu. Pour la première fois depuis les années 1940, l’extrême droite se trouvait aux portes du pouvoir. Jean-Marie Le Pen, candidat du Front national (FN), accède au second tour de l’élection présidentielle avec 16,86 % des suffrages, devant le PS de Lionel Jospin (16,18 %) mais derrière le RPR de Jacques Chirac (19,88 %).
Ce résultat sonna pour beaucoup comme un coup de tonnerre. Pourtant, il ne vient pas de nulle part. À l’heure où le FN, devenu RN, est devenu une force politique structurante en France, comprendre l’origine de cette vague brune est essentiel.
Le FN, rejeton de la crise économique
Le FN fut fondé en 1972. Un an plus tard, le premier choc pétrolier fit quadrupler les prix du baril de pétrole, impactant très fortement l’économie mondiale en augmentant les coûts de production des marchandises, diminuant du même coup les capacités de consommation de la population.
Le nombre de privés d’emploi passe de 300 000 à 1 million en 1977. Les Trente glorieuses sont terminées, l’heure est désormais au chômage de masse. Du fait des coûts des matières premières en hausse et de l’industrialisation progressive des pays d’Asie du Sud-Est, les entreprises délocalisent leur production pour diminuer les coûts de la main-d’œuvre. Le nombre de chômeurs augmentera continûment jusqu’en 1997 pour se stabiliser au-dessus des 2 millions encore aujourd’hui. La dynamique de délocalisation a, elle aussi, toujours cours aujourd’hui, comme en témoignent les 180 plans de suppression d’emplois recensés par la CGT en octobre 2024. La montée FN ne sort donc pas de nulle part : il s’est développé au moment d’une période de crise économique importante ; c’est aussi la raison des comparaisons faites aux années 1930.
Pour proposer une sortie de crise, le FN adopte un discours national-populiste. “Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop”, déclarait alors le fondateur du parti à la flamme en 1976. Son but est clair : siphonner le Parti communiste avec un discours d’apparence sociale.
Or, face à ce phénomène de chômage, Giscard d’Estaing adopte une politique de réduction de l’immigration en contrôlant davantage les entrées sur le territoire et les titres de séjour, sans pour autant mettre fin au regroupement familial. Le discours du FN est déjà en train de prendre corps dans les partis politiques traditionnels. Mitterrand ne fera guère mieux. En 1983, le tournant de la rigueur ferme les mines de charbon et les usines sidérurgiques. Face à cela, le PCF quitte le gouvernement. Gauche de gouvernement comme droite républicaine mènent des politiques économiques similaires. Ainsi naît ce que Jean-Marie Le Pen nommera dans les années 2000 “l’UMPS”. Cette confusion des deux faces du camp libéral contribue à normaliser le FN comme parti « anti-système ».
Un phénomène médiatique
Si, jusqu’en 1982, le FN était absent des médias, la donne change sous François Mitterrand. Ce dernier avait promis pendant sa campagne d’instaurer un pluralisme total dans les médias. C’est chose faite en 1982. Pour la première fois, Jean-Marie Le Pen est invité à la radio, sur France Inter, dans le Tribunal des flagrants délires, une émission humoristique.
Deux ans plus tard, ce fut dans L’Heure de vérité d’Antenne 2 que l’on retrouva le tortionnaire. L’émission fait scandale. Comme le rappelle le présentateur François-Henri de Virieu, “le Parti communiste la considère comme ‘indécente’ et appelle au boycott”, et des manifestations ont lieu devant les studios de la chaîne publique. Mais l’émission a lieu, marquée par des frasques de Le Pen, comme quand il se lève pour une minute de silence en hommage aux “dizaines de millions d’hommes tombés dans le monde sous la dictature communiste”.
La machine est lancée. L’homme, bon client, est invité des dizaines de fois dans les médias publics et privés et, pour qu’on parle de lui, lance de nombreuses phrases abjectes pour lesquelles il est souvent condamné. Après chaque passage médiatique, le RN enregistre de nombreuses adhésions. Cette existence médiatique contribue aux bons résultats électoraux du FN. Ainsi, en 1981, le FN faisait moins de 50 000 voix aux législatives. Aux européennes de 1984, il en faisait plus de deux millions. La dynamique présence médiatique-bons résultats électoraux s’autoentretient. Les médias invitent Le Pen parce qu’il fait de bons scores, il fait de bons scores notamment parce que les médias l’invitent. Et puisque chaque passage dans les médias est l’occasion pour le diable de la république de lancer une phrase tellement horrible qu’on est obligé d’en parler ou de lui demander de s’expliquer, il peut revenir s’exprimer et en lancer une nouvelle.
Critique du “mondialisme”
Le diagnostic de la peste brune serait incomplet sans un passage par les répercussions nationales des enjeux géopolitiques. Les faits marquants de la période 1970-2002 sont le renforcement de la construction européenne et l’effondrement du bloc de l’Est. En 1986, les États de la Communauté économique européenne signent l’Acte unique, qui prévoit un marché intérieur totalement libre entre les États membres. Cela implique une liberté totale de circulation des marchandises, des capitaux et des personnes et donc, de fait, la fin des frontières entre membres de la CEE.
Il instaure également le Conseil européen, une instance supranationale regroupant les chefs des États membres pour définir la politique internationale de la CEE. 1992 marque une nouvelle étape de la construction européenne par le traité de Maastricht qui fonde l’Union européenne, définit une citoyenneté européenne et une union économique et monétaire préparant le terrain à la monnaie unique.
Parallèlement à cela, entre 1989 et 1991, l’Allemagne de l’Est est annexée par sa voisine de l’Ouest et l’Union soviétique éclate sur fond de velléités autonomistes des républiques membres. Cette dislocation de l’Union marque du même coup la fin du pacte de Varsovie, l’alliance militaire du bloc de l’Est. Onze États apparaissent alors à l’Est de l’Europe, dont huit (en comptant la Tchéquie et la Slovaquie qui se séparent en 1992) devaient à terme intégrer l’Union européenne.
En France, cela se traduit par l’accélération du déclin du Parti communiste.
Aux élections européennes de 1989, pour la première fois, le PCF est dépassé par le FN.
Le FN, face à ce contexte, revient sur son atlantisme et son européisme, qui n’étaient que des modes d’expression de son anticommunisme. Puisque le communisme est défait, son nationalisme peut s’affirmer plus ouvertement. Apparaissent ainsi la critique du “mondialisme” et une identité beaucoup plus nationaliste qui parle à la classe travailleuse dans un contexte où le libéralisme est présenté comme la seule option possible. Il affirme également sa stratégie populiste en critiquant des « élites corrompues » dans l’optique de fidéliser sa base populaire.
2002 n’était pas un accident de l’histoire
Ce qui s’est joué en 2002 n’est pas un accident de l’histoire. C’est le moment où l’on voit réellement l’écume de cette vague brune qui montait en puissance depuis les années 1970. Si, avant les années 1990, le débouché politique de la crise se trouvait dans le PCF pour la classe travailleuse, l’effondrement du Bloc de l’Est décrédibilise durablement le projet communiste. Quand “il n’y a pas d’alternative” au capitalisme, comme le clamait Thatcher, mais que ce modèle traverse une crise durable, le seul débouché politique apparaissant comme contestataire est le fascisme. Ainsi, malgré une scission en 1998, le FN poursuit son ascension en améliorant son score à chaque élection ou presque, suivant la dynamique inverse du PCF.
Le fascisme ne peut prospérer que face à un mouvement social faible. Pour le défaire définitivement, il est nécessaire de renforcer les organisations de la classe travailleuse partout. Il est ainsi vital de mettre le socialisme à l’ordre du jour si l’on veut enterrer le borgne avec ses idées.