Advenue en Europe comme un ovni, la Révolution cubaine a toujours été source d’interrogation. Pour certains intellectuels, celle-ci démontre la perspective d’une Révolution sans l’égide de l’Union soviétique, offrant un « visage nouveau » au concept de socialisme.
Pourtant , le 22 décembre 1961, lors d’un discours prononcé sur la place de la Révolution à La Havane, Fidel Castro déclare publiquement le caractère socialiste de la Révolution cubaine. Sous les applaudissements de la foule scandant « ¡ Fidel, Jrushchov, estamos con los dos ! » , le lider maximo vient de rompre avec deux années de discours ambigu sur l’idéologie au cœur de la démarche révolutionnaire.
Comment expliquer la transformation de ce mouvement de libération nationale en une véritable révolution socialiste ? Si les journalistes de l’époque évoquent une « allégeance aux Soviétiques », ou un « complot communiste », beaucoup de travaux démontrent aujourd’hui que la radicalité des transformations entreprises par la Révolution répond en premier lieu à l’aspiration des Cubains eux-mêmes.
De l’or, du cuivre et du sucre : quatre siècles de colonisation
L’histoire moderne et contemporaine de Cuba est celle d’une succession d’exploitations de la population et des ressources sous de multiples formes. De colonie espagnole à néo-colonie américaine, la période coloniale cubaine est l’une des plus longues de l’histoire.
Pendant près de 300 ans, les mécanismes coloniaux puis impérialistes se sont développés autour de l’exploitation des ressources naturelles et de matières premières. Si dans un premier temps la Couronne espagnole organise le pillage de l’île autour de l’extraction d’or et de cuivre, puis la production cyclique de bois et de cuir, le développement de l’industrie sucrière marquera un véritable tournant. Pour la première fois depuis près de deux cents ans, l’île connaît une évolution et une accumulation de capitaux importants autour de la production et de l’exportation du sucre.
Très vite, les États-Unis deviennent le premier importateur de cette denrée agricole produite à quelques centaines de kilomètres de ses côtes. Le mécanisme qui se développe est simple : le sucre brut est importé depuis Cuba, raffiné sur le territoire américain, puis vendu depuis la côte Est, exportant en contrepartie le matériel nécessaire à la production sucrière : principalement des esclaves et des machines agricoles.
C’est un véritable business qui se met en place, sous les yeux de la vieille métropole, incapable d’endiguer les liens étroits qui se tissent entre sa colonie et le futur géant capitaliste. Entre 1830 et 1850, c’est plus de 200 000 esclaves qui sont introduits dans l’île, créant des liens forts entre les sucriers cubains, les banques et les négriers américains. En 1850, c’est 60 % de la production de sucre qui est exportée vers les États-Unis et 90 % à la veille de la seconde guerre d’indépendance en 1895.
Après cette dernière qui se solde par une transition de la domination espagnole vers la mise en place d’un système néocolonial étasunien, la dépendance commerciale s’accroît. Couplé à l’exportation de capitaux sur l’île, c’est de cette dépendance que né l’impérialisme américain à Cuba.
La Révolution cubaine : un processus de libération nationale
Quoi qu’il en soit, cette dépendance implique l’exploitation du peuple cubain. Pendant près de 300 ans, la division sociale du travail s’organise autour d’un critère racial qui se traduit par l’esclavage des populations noires effectif jusqu’en 1886.
À peine aboli, ce système est remplacé par le salariat et l’implantation accélérée des chaînes de production capitaliste, contrôlé successivement par : l’occupation militaire de l’île (à deux reprises entre 1898 et 1909), la législation impérialiste de l’amendement Platt (1901-1934) — qui permet par la loi, le pillage des ressources et la mise au pas des Cubains — et les périodes de dictatures du général Gerardo Machado (1925-1933) et de Fulgencio Batista (1952-1959), toutes deux sous le joug de l’impérialisme étasunien.
Pas étonnant alors que l’histoire de l’île soit marquée par de nombreux épisodes de lutte. Des guerres d’indépendances, à la lutte armée contre les dictatures en passant par les grands mouvements syndicaux des années 1930, le fil conducteur de ces grandes mobilisations est sans aucun doute la souveraineté du peuple cubain.
La Révolution est née de cette perspective historique : avant de devenir ce qu’elle incarne aujourd’hui, elle est d’abord un processus de libération nationale. Lorsqu’elle est évoquée par le jeune Fidel Castro Ruz dans le manifeste de la Moncada en 1953, celui-ci affirme sa volonté de rendre aux Cubains leur souveraineté politique et économique et de mettre fin aux exactions de l’impérialisme. Il ne s’agit pas à ce stade d’éliminer les rapports de classes, ni d’abolir la propriété privée des moyens de production, mais bien d’en reprendre le contrôle sur les États-Unis, quitte à collaborer avec la bourgeoisie cubaine.
Les premières mesures économiques prises par les révolutionnaires iront donc dans le sens d’une reprise en main de l’appareil économique et de l’appareil politique avec une forte législation sociale : éradication des mafias, de la corruption et de la spéculation financière ; la réduction du prix des loyers et des biens de première nécessité ; réquisition des logements ; l’éradication du travail des enfants et la généralisation de la santé et de l’éducation… Dorénavant, les mesures prises par le gouvernement agissent directement dans l’intérêt premier des Cubains et de la nation.
Pour beaucoup d’intellectuels cubains, la Révolution est le processus constitutif de la nation cubaine : c’est au sein du combat pour l’indépendance et l’abolition de l’esclavage qu’a émergé une communauté politique, une nation auxquelles les Cubains d’origines sociales diverses ont eu le sentiment d’appartenir. Dans un discours fondateur, prononcé le 10 octobre 1968 au Musée National de la Demajagua, Fidel Castro parle de la population cubaine avant 1868 comme d’une « masse hétéroclite » composée de citoyens espagnols, de citoyens nés à Cuba, et d’esclaves.
Réforme agraire et contre-offensive impérialiste
Loin d’être plébiscitée, la Révolution cubaine inquiète le gouvernement américain qui y voit cependant la possibilité de se débarrasser de Fulgencio Batista et de reprendre le contrôle de l’appareil économique cubain, monnayant quelques mesures sociales. C’est en ce sens que Fidel Castro est reçu en avril 1959 par le vice-président américain Richard Nixon.
La réalité sera très différente : la mise en place de la réforme agraire en mai 1959 apparaît comme la première « radicalité » de la Révolution. Celle-ci répond en premier lieu à un engagement moral pris par les révolutionnaires à l’égard des travailleurs agricoles. Ces derniers qui ont vécu les tréfonds de l’exploitation capitaliste ont largement contribué aux succès de la Révolution par une implication forte, émanant notamment de leur volonté de reprendre le contrôle des terres.
Du fait de l’importance des capitaux étasuniens – qui se compte en centaine de millions de dollars — dans l’économie cubaine, la redistribution des terres et la nationalisation des industries sucrières affecte considérablement les industriels américains, donnant un caractère d’autant plus anti-impérialiste à la Révolution.
En réponse, l’administration étasunienne, inquiétée de cette perte colossale de capitaux — et de la non-indemnisation de ses pertes — finit par organiser la contre-offensive impérialiste à travers plusieurs interventions dont l’objectif est d’étouffer la Révolution : soutiens à des actes terroristes, mise en place d’un blocus partiel puis total de l’île, suppression du quota sucrier, etc.
Cette politique répressive entraîne les révolutionnaires vers une radicalisation de plus en plus poussée des mesures et un rapprochement — de fait devenu nécessaire — entre Cuba et l’Union soviétique. La politique de redistribution des terres à Cuba sera une réussite et met fin à une concentration importante de la propriété agricole.
Le socialisme pour vaincre l’impérialisme
D’une certaine manière, c’est bien l’agressivité des États-Unis et les sanctions économiques qui ont poussé la Révolution cubaine vers une radicalisation de ces mots d’ordres et de son action.
Face aux nombreuses mesures répressives, le gouvernement révolutionnaire n’a pas d’autre choix que de répondre par une reprise en main de son appareil productif et la sortie progressive d’un modèle économique qui ne peut pas lui garantir de souveraineté politique.
Le développement de liens commerciaux nouveaux — principalement avec l’Union soviétique et les pays d’Europe de l’Est — a nécessité l’impulsion de nouveaux rapports de production. Entre 1960 et 1963, l’articulation d’une politique économique stable et d’une stratégie de développement de l’île, mène le gouvernement révolutionnaire vers une réorganisation de la production et la mise en place d’un nouveau système de direction de l’économie centré fondamentalement autour des travailleurs.
Les nombreuses nationalisations et l’industrialisation de l’île iront dans ce sens. La première réforme agraire débouchera sur la création de l’Institut national de la réforme agraire (INRA), dont l’objectif sera d’établir la politique sucrière, de coordonner et d’exécuter cette dernière à travers la mise en place d’une planification de la production et de programmes de développement.
En conservant un système de production capitaliste, Cuba aurait été condamné à redevenir un territoire-ressource exploité par les Etats-Unis, comme ce fût le cas pour Porto Rico. Le tournant socialiste de la Révolution cubaine n’est donc pas un « choix parmi d’autres », mais la condition de sa survie et de la protection du peuple cubain contre les exactions de l’impérialisme.