Le genre du city-builder, à savoir la gestion d’une ville et du besoin de ses habitants, paraît être un moyen intéressant d’aborder les luttes entre les classes sociales. C’est en tout cas ce que souhaite proposer Kapital : Sparks of Revolution, développé par le studio biélorusse Lapovitch Team. Sorti sur ordinateur le 28 avril 2022, le résultat est malheureusement en demi-teinte.
Reconstruire, mais comment ?
Inspiré du XXe siècle selon son game designer, Kapital fait incarner au joueur le rôle de maire d’une ville en ruine, conséquence d’une guerre coûteuse.
L’Empire, État suzerain de la région, a disparu. Entouré de conseillers représentant les diverses couches de la société, le joueur doit reconstruire la ville pour constituer un centre d’attraction pour des migrations.
Cependant, la vie de maire n’est pas commode. Il faut répondre aux besoins des différentes classes sociales (noblesse, bourgeoisie, travailleurs — que l’on qualifiera de prolétariat), bâtir des logements, produire des ressources, soigner la population et s’assurer que vos citoyens ne manquent de rien. Au risque de devoir affronter des manifestations et des gangs qui sèment le trouble dans votre ville.
Chaque classe sociale possède une jauge de loyauté et une jauge de bonheur. Si la loyauté d’un groupe social est forte, celle-ci affichera sa fidélité au joueur de différentes manières ; les prolétaires seront plus efficaces au travail, les bourgeois… seront moins enclins à l’évasion fiscale ! Quant à la jauge de bonheur, celle-ci indique si les besoins de la population sont remplis. Ces jauges évoluent suivant la satisfaction des besoins de la population et selon les décisions prises par le joueur.
Régulièrement, son attention sera concentrée sur une rixe entre deux personnes issues de classes distinctes. Selon son positionnement dans une affaire, la jauge de loyauté d’une classe peut baisser ou augmenter.
Sparks of Revolution cherche ainsi, par différents moyens, à impliquer le joueur dans les conflits du quotidien. Conflits qu’il ne peut entièrement résoudre.
L’introduction du jeu explique au joueur qu’il ne peut pas satisfaire tout le monde. Et, en effet, le jeu n’est pas simple. Le temps d’assimiler les mécaniques, de les maîtriser et de répondre aux besoins des trois classes, la ville sera déjà en difficulté, à cause de ressources limitées. Inégalement réparties, celles-ci rendront la population mécontente, pouvant déclencher une émeute. Si celle-ci n’est pas maîtrisée (à savoir : dépêcher la police, frapper sur les émeutiers ou leur tirer dessus), l’émeute s’attaque directement à la mairie à coup de Molotov. Trop de points perdus, et ce sera le game over.
Kapital : Sparks of Revolution propose donc un jeu de gestion exigeant, si l’on veut réussir à gérer sa ville d’une main de maître. Mais sa plus-value consiste en la tentative de démonstration de la lutte des classes au sein de la société. Du point de vue de la narration, mais aussi dans les mécaniques de jeu.
Histoire et représentation de la lutte des classes…
L’inspiration de l’après-guerre et du contexte de crise en Europe est explicite. La Première Guerre mondiale déstabilise les États européens ; de nombreux empires ont disparu : le IIe Empire allemand, l’Empire austro-hongrois, l’Empire ottoman et la Russie tsariste. Une dislocation favorisant l’émergence de luttes armées pour propager des idées nouvelles, comme la révolution d’Octobre 1917 en Russie ou la République des Conseils de Bavière en 1919.
L’après-guerre est ainsi une période d’incertitudes et de conflits interétatiques et de guerres civiles. Une occasion parfaite pour un jeu de gestion d’une ville et de sa population qui doivent se reconstruire.
Kapital : Sparks of Revolution est, de plus, un excellent exemple de l’intérêt des productions vidéoludiques provenant d’Europe de l’Est. N’oublions pas que le studio est biélorusse, ce qui doit être nullement anodin dans la motivation des développeurs à produire un tel titre. Comme Disco Elysium, développé par le studio Estonien ZA/UM, ce jeu est issu d’une ancienne république soviétique. Deux jeux qui tentent, à leur manière, d’aborder ces thématiques.
… Par la narration et le gameplay
Du point de vue du jeu, chaque classe exerce des fonctions spécifiques. Les nobles s’occupent de l’administration et de la sécurité, la bourgeoisie de la finance et les travailleurs de la production de biens. Après le travail, chaque classe peut manger ou se divertir dans des bâtiments qui leur sont réservés.
Le Cabaret est réservé à la noblesse et la bourgeoisie, mais des travailleurs y sont employés, montrant l’exploitation du prolétariat dans des lieux qui leur sont pourtant interdits.
Ainsi, chaque individu est lié à la place que la société lui a assignée, sans possibilité de changer les choses. Enfin, pas vraiment. Le joueur peut appliquer des décrets. Au bout de quelques heures de jeu, après avoir construit un Parlement, il sera possible de tendre sa ville comme la représentante d’un nouveau système : une monarchie constitutionnelle, un État libre ou une République populaire.
Si le joueur décide de construire un foyer socialiste, de nouvelles options s’ouvriront pour rendre les prolétaires heureux tout en leur créant des fonctions au sein de la ville. Ainsi, un décret permet aux prolétaires de s’engager dans les forces de police, ce qui n’est plus exclusif à la noblesse. Il est aussi possible de taxer la noblesse.
Le jeu ne se prive pas de se moquer des classes supérieures : le personnage de Sir Stanton est un noble égocentrique, ne jurant que par son sang bleu et à la supériorité de son groupe. Lorsqu’un vaccin doit être trouvé pour réguler une épidémie, il souhaite que les nobles soient les premiers vaccinés, étant les représentants des forces de l’ordre et de l’administration.
Rockwill, le représentant de la bourgeoisie, remarque surtout l’intérêt financier de chaque élément du quotidien. Méprisant Stanton, il reste imbu de lui-même et aime parler de « réussite. »
Au milieu de ce duo, Jack Dawn, représentant du prolétariat, moins cultivé, paraît être le plus censé. Il est celui critiquant le snobisme des autres catégories sociales et de leur égoïsme.
Par cette écriture caricaturale, la narration démontre que les développeurs présentent un point de vue critique des classes privilégiées, détentrices du pouvoir et des moyens de production. Ainsi, Sparks of Revolution se sert de son objet, le jeu vidéo, pour traiter de lutte des classes. Malheureusement, les limites se font rapidement sentir en quelques heures de jeu.
Les limites de la lutte
Développée par une petite équipe, l’expérience proposée par le jeu est rapidement répétitive et, surtout, ne se renouvelle pas. La boucle de gameplay, à savoir un ensemble d’actions que le joueur doit répéter pour avancer, n’est pas un problème. La problématique, ici, est que celle-ci atteint sa limite au bout de deux à trois heures de jeu.
Une fois après avoir pris la main, le jeu s’avère être assez pauvre en gameplay. On s’ennuiera très rapidement au point de toujours accélérer le temps, avec un fond sonore quasiment inexistant.
De plus, la ligne entre « jeu exigeant » et « jeu difficile pour des raisons annexes » est rapidement franchie. Un jeu exigeant demande de maîtriser les règles du jeu et les mécaniques offertes au joueur. Un jeu comme Kapital : Sparks of Revolution est couplé de bugs (par exemple, une ressource qui n’augmente pas).
Très rapidement, vous pouvez vous retrouver dans une boucle négative. Les usines demandent de l’argent pour fonctionner. Si le joueur dépense trop d’argent à un moment précis, le mettant en difficulté, il sera compliqué, voire impossible, de revenir dans le jeu.
Des problématiques qui peuvent être corrigées par des mises à jour du jeu, mais qui le rendent désagréable à jouer à l’heure où ces lignes sont écrites.
Ajoutons à cela qu’une seule et unique carte, de petite taille, est disponible en mode narration ou en mode bac à sable (sans histoire). Pas d’enjeux dans le développement de sa cité selon le contexte géographique, donc.
Traiter de la lutte des classes dans un jeu vidéo est intéressant. Cependant, des jeux ont tenté d’implanter cela de manière plus complexe, comme la franchise Victoria, de Paradox Interactive. Selon les aveux de l’équipe de développeurs, le prototype de Kapital devait représenter l’ascension sociale : un prolétaire pouvait devenir un bourgeois. Or, cela devenait trop complexe à gérer, il a donc été décidé de faire marche arrière.
De la même manière, on peut se demander si le traitement caricatural des personnages au sein du mode campagne ne dessert pas le propos ou ne parle pas qu’aux convaincus.
La promesse de Kapital : Sparks of Revolution est belle. Mais entre les ressources restreintes du studio et la mise en pratique, la possibilité de représenter la lutte des classes s’avère être limitée. Il reste une expérience exploitant moyennement son potentiel, alourdie par la répétitivité, les bugs et un sujet traité dans la forme.
On peut même se demander si le genre du city-builder n’est pas opposé au concept de lutte des classes du point de vue du prolétariat. Nous, le joueur, sommes le maire omnipotent. Pour construire, nous devons produire plus, toujours davantage. Pour cela, il est préférable de faire travailler le prolétariat plus longtemps. Peu importe que votre ville soit une République populaire, une monarchie constitutionnelle ou une république bourgeoise, la finalité est la même : le joueur représente l’autorité suprême, non le peuple.