Lyon comme exemple de gentrification 

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Lyon comme exemple de gentrification 

Elle est bien loin l’époque où Lyon faisait figure de ville pionnière pour les révoltes ouvrières du début de l’ère industrielle. 192 ans précisément. Aujourd’hui, difficile de voir les traces de la commune de la Croix-Rousse dans les pentes de la « colline qui travaille ».

Les Canuts, comme étaient surnommés les ouvriers de la soie qui peuplait la Croix-Rousse, ont disparu au profit des CSP + et de la nouvelle bourgeoisie lyonnaise. En 1975, les ouvriers représentaient encore 38,8 % des habitants des quatrième et premier arrondissements de Lyon. Ils ne sont plus que 9,2 % en 2017 à habiter le plateau et ses pentes.

On parle même de la Croix-Rousse comme un « laboratoire de gentrification » (INSEE, 2016).

Un long processus de rupture 

La gentrification est un concept défini par les sociologues comme étant l’installation dans un quartier originellement vétuste et populaire de nouveaux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieurs, caractérisés par un niveau de qualification plus élevé. 

Ceci entraîne un changement de la composition sociale du lieu, les catégories populaires étant progressivement marginalisées tandis que les nouveaux arrivants donnent le « ton » à la vie du quartier : vie associative, commerces, vie artistiques, etc.

Au moment où j’écris ces lignes, je me trouve dans un petit café associatif des pentes qui sert le café pour la modique somme de 1,80 €. Comptez 5,70 € pour le thé glacé maison ou encore 6,90 € pour le latté pain d’épices conseillé par un habitué.

Un prix déconcertant quand on sait que 16 % des habitants du quartier vivent encore en dessous du seuil de pauvreté.

Les sciences sociales analysent notamment le processus de gentrification par la « géographie radicale ». Cette approche, dérivée du marxisme, fut théorisée par le géographe anglais Neil Smith.

Pour lui, le mécanisme de base de la gentrification est le fait que les villes se développent de manière inégale.

Cet écart entraîne la notion de « rent gap », c’est-à-dire le différentiel de valeur des loyers entre différents secteurs urbains, qui amène une première vague d’arrivée d’autres catégories sociales, elles aussi, précaires, en général les étudiants et les artistes.

Ces arrivées changent la composition sociale du quartier et créent des opportunités de « valorisation » pour les pouvoirs publics. 

De concert avec des acteurs privés tel que les promoteurs immobiliers et les banques, ils vont rénover des immeubles ou en détruire pour en construire des nouveaux, aménager des espaces verts, etc. Ce qui attirera des populations plus aisées dans le quartier, amenant avec eux leurs habitudes de vie et de consommation ainsi que leurs revenus ouvrant de nouvelles possibilités de valorisation et ainsi de suite.

En somme, c’est une gentrification par le capital.

Seulement, comme souvent, quand on laisse le marché se réguler tout seul, la recherche du profit prédomine, livrant ce qui devait être une opportunité pour un quartier à l’abandon à la prédation du capital.

Plus les gentrificateurs arrivent, plus les loyers augmentent ; plus on ferme les guichets de la CAF ou on remplace les laveries automatiques par des galeries d’art, plus les ouvriers historiquement installés laissent leur place aux profs et aux cadres administratifs.

La bataille des populations 

Dans l’exemple de la Croix-Rousse, au milieu des années 1970, l’habitat y était ancien et souvent vétuste. Près de la moitié des habitants n’avaient ni baignoire, ni douche dans leur logement et plus de 40 % ne disposaient pas de WC. 

Le quartier est aujourd’hui l’un des plus chers de la ville avec un prix du mètre carré médian de 5 845€, montant jusqu’à 7 280€ dans les logements les plus prestigieux : ceux portant l’étiquette « canut », c’est-à-dire les anciens immeubles ouvriers rénovés.

Cette exclusion socio-économique entraîne bien souvent la colère des habitants historiques, parfois vis-à-vis des nouveaux arrivants, toujours contre les promoteurs immobiliers.

Dans les pentes, les croix-roussiens et croix-rousiennes ont créé des collectifs tels que « Les pentes contre Bouygues », « La Croix-Rousse n’est pas à vendre » ou encore « La Fabrique de la Ville » qui annoncent se battre contre la gentrification et la spéculation immobilière.

Kemal, membre du collectif « La fabrique de la Ville » et du conseil de quartier, que j’ai pu rencontrer me confie « A Lyon, on est hyper en retard. Il n’y a aucune culture de la coconstruction des projets. Ils n’ont pas d’idée de fonds, seulement des dossiers qui arrivent ficelés. »

C’est ainsi qu’en 3 ans et sur 1,4 km², les pentes de la Croix-Rousse ont connu une dizaine de projets immobiliers et d’urbanisme parmi lesquels on peut noter : la transformation de l’église Saint-Bernard en espace de coworking, la revente du bâtiment de l’ancienne École des Beaux-arts au Crédit Agricole ou encore la fermeture des bains douches municipaux installés ici depuis 1934.

« Tout ce qu’ils veulent, c’est embellir, avoir des cafés tous les 10 mètres et des trottoirs larges. Bref, des autoroutes à touristes, pas pour les habitants » renchérie Catherine, elle aussi membre du collectif.

Quand le phénomène s’étend 

Si cette mécanique est particulièrement visible et violente dans les 1ᵉʳ et 4ᵉ arrondissements, le reste de Lyon n’est pas épargné non plus.

Dans le 7ᵉ arrondissement, le quartier de la Guillotière, autre quartier ouvrier historique de Lyon, est, lui aussi, en pleine transformation. 

Le long de la rue de Marseille, les épiceries maghrébines, les restaurants asiatiques et les coiffeurs afro laissent peu à peu leurs places aux bars associatifs et aux café-hôtels. Même l’Espace Communale de la Guillotière, lieu de vie emblématique du quartier, a récemment dû définitivement fermer ses portes.

Même constat dans le quartier de la Part-Dieu, dans le 3ᵉ arrondissement, où les gratte-ciels et le centre commercial ne peuvent cacher le nombre grandissant de personnes expulsées de chez elles en raison d’un nouveau projet immobilier, lubie d’une mairie plus intéressée par l’attractivité économique du quartier que par son habitabilité.

Face à cela, plusieurs collectifs de ces différents quartiers se sont réunis pour demander, le 13 mai dernier, la mise en place d’une charte municipale complétant le PLU-H (Plan Locale d’Urbanisme et d’Habitat, il s’agit de l’outil juridique qui réglemente l’occupation des sols d’une agglomération).

« Afin de maintenir la mixité sociale par le relogement sur place des personnes expulsées de chez elles, un strict encadrement des loyers, créer des infrastructures publiques nécessaires à la vie de quartier, maintenir et développer les espaces verts, préserver le patrimoine ancien bâti, rénover plutôt que démolir, être attentif à la répartition des hauteurs de bâtiments pour préserver le droit à la lumière ».

Gentrification et inégalités sociales 

En somme, ce n’est pas tant le fait que le quartier change qui pose un problème à ces associations, mais bien le fait que ces changements se fassent au détriment des habitants des quartiers concernés ainsi que la logique d’exclusion sociale et géographique auxquels ils contribuent.

Jean-Yves Authier, sociologue à l’Université Lyon 2 et spécialiste de la gentrification, lorsque interrogé sur la question de la Croix-Rousse, met en garde « C’est l’agrégation des classes supérieures qui définit les divisions sociales de l’urbain, il faudrait faire attention à ne pas occulter les enjeux de domination qui s’y jouent »

C’est donc plus qu’un simple embourgeoisement qui a lieu sur les flancs de cette colline coincée entre Saône et Rhône. C’est la recomposition sociale de la ville même sous-tendue par les changements du milieu urbain et la domination des classes supérieurs qui est en jeu, avec la perspective d’une ville sans quartier populaire, réservé à certains privilégiés pouvant s’offrir le luxe d’y habiter, mais surtout réserver au tourisme, aux quartiers d’affaires et de manière générale aux secteurs d’activité du tertiaire. 

Les précaires, quant à eux, se retrouvent repoussés à l’extérieur de la ville, en proche banlieue dans le meilleur des cas, généralement plus loin, là où les services publics se raréfient, là où les écoles et les professeurs manquent, là où les bus ne passent que trois fois dans l’heure en heure de pointe et où il faut 30 min en voiture pour se rendre à l’hôpital le plus proche.

En somme, la gentrification vient creuser encore plus les inégalités sociales en les combinant avec les inégalités de territoire.

« Rien de nouveau sous le soleil »

Les villes ont toujours eu pour rôle de concentrer l’activité économique et culturelle d’une région, et ce, depuis l’Égypte antique. Mais les évolutions du système capitaliste sur les 50 dernières années et la tertiarisation du travail ont plus encore accentué la convergence de l’activité dans les villes et les ont transformées.

Il faut aménager la ville pour accueillir cette nouvelle manne économique et cette dernière ne nécessite plus une telle concentration de personnes. Mais dans le même temps, cette surconcentration citadine de l’économie monopolise au sein des villes la majorité des opportunités d’embauches et attire donc toujours plus de monde vers elles. Une fois de plus, le système fait face à ses propres contradictions et c’est toujours l’humain qui paye les pots cassés…

Rien de nouveau sous le soleil me rétorqueront les plus désabusées.


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