Odile Eisenstein est chimiste, théoricienne et membre de l’académie des sciences. À l’occasion des Universités d’été du PCF, elle a donné une conférence sur la place des femmes dans les filières scientifiques, d’hier à aujourd’hui.
Dans la continuité de cet évènement, elle a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.
Pourquoi la place des femmes dans les sciences est-elle un sujet en tant que telle ?
La place de la femme dans la société est essentielle et il n’y a aucune raison de réserver certains domaines à l’un quelconque des deux genres. On devrait donc naturellement tendre vers une distribution globalement statistique des hommes et des femmes dans la plupart des métiers et des professions. Nous savons tous que la distribution des hommes et des femmes est loin d’être égale dans toutes les professions et à tous les échelons de carrière. Les métiers scientifiques en sont un exemple.
Globalement, alors que beaucoup de pays atteignent des proportions proches de la parité dans les études scientifiques, la proportion de femmes dans les métiers de la science dans le monde académique français (enseignement, recherche) est nettement éloignée de la parité, la France étant d’ailleurs plutôt mal classée parmi les pays examinés. Des informations peuvent être trouvées sur le site du CNRS (bilan Social) et sur le site de la Communauté européenne (SHEFigure) qui présente souvent des bilans incluant un très grand nombre de pays, hors Europe.
Des analyses intéressantes sont disponibles sans aucune restriction d’accès sur le site de Femmes et Sciences. Je ne dispose d’aucune donnée sur les emplois dans les entreprises privées, ni en France, ni à l’étranger.
Pourquoi est-ce d’actualité ? Parce que la société est de plus en plus concernée par les questions d’égalité et d’opportunité. Pourquoi est-ce important ? Pour des raisons évidentes et puisque, comme le disait Aragon et le chantait Jean Ferrat, La femme est l’Avenir de l’Homme.
Quels rôles les femmes ont-elles joués dans les progrès scientifiques depuis la fin du XIXe siècle ?
Les femmes ont joué des rôles divers suivant leur place dans la société et leur éducation et dans le passé, on voit que les femmes étaient souvent plus dans le commentaire, la diffusion même si celles qui ont fait des propositions originales ne sont pas négligeables.
Depuis la fin du XIXe siècle, les recherches scientifiques sont basées sur des découvertes originales. Dans ce cadre, de très grandes découvertes ont été faites par les femmes et l’importance de leur travail est égale à celui des hommes. Cependant, presque toutes, même les plus actives, ont dû se battre pour obtenir des positions et des distinctions à l’aulne de leurs découvertes.
Souvent, mais heureusement pas toujours, leur découverte a été récupérée par un homme, en général un supérieur hiérarchique. La situation n’était donc pas nécessairement perçue comme anormale. Il était fréquent que le directeur du laboratoire ou le chef de groupe (en majorité un homme) se voit attribuer la découverte, car c’était lui qui avait orienté et animé les recherches, trouvé les financements, etc. Cette situation se perpétue d’ailleurs, même si le nombre de femmes en poste de responsabilité a nettement augmenté. L’attribution d’une découverte à une personne n’est pas un processus simple dans une recherche qui se doit d’être collaborative.
Cela peut s’avérer même profondément injuste et reconnaître le travail d’équipe devient plus fréquent. Il faut donc être très prudent et étudier les diverses situations au cas par cas. J’ai ainsi beaucoup apprécié “Le petit Dictionnaire illustré des femmes Scientifiques” par Adéline Crépieux chez Ellipses (2023).
Les deux prix Nobel attribués à Marie Curie et celui attribué à sa fille Irène Joliot-Curie cachent des situations plus complexes qu’il faut remettre dans leur temps pour les comprendre. Depuis le début du XXIe, on constate une augmentation très claire de la reconnaissance des travaux par des femmes, même s’il reste des progrès à faire. Il suffit de constater le nombre de distinctions importantes (Nobel, Médaille Fields, Prix Abel, Prix Turing, Breakthrough Prize, élections dans les académies, etc.) attribuées à des femmes dans les dernières années.
L’accès aux sciences pour les femmes a-t-il été facilité par les politiques mises en place ces dernières années ?
Ce problème est reconnu comme une cause nationale au plus haut niveau de l’État (en particulier au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) et on le retrouve à toutes les échelles (organismes nationaux de recherche tels que le CNRS, l’INSERM, l’INRIA etc, les universités et dans tous les établissements Publics à Caractères Scientifiques et Techniques (EPST), les académies etc).
Ce problème est également discuté au niveau européen (Commission européenne) et au niveau international (International Science Council). De nombreux pays ont très probablement des démarches analogues. Être conscient du problème est une chose, proposer des démarches efficaces et de grande ampleur en est une autre.
Les statistiques pour la France montrent que 30 % des emplois scientifiques ou reliés à la science sont occupés par des femmes, mais cette proportion tombe à 13 % pour les postes de haute responsabilité. La France est plutôt mal classée par rapport à d’autres pays européens et non-européens (voir statistiques de la Commission européenne, SHEFigure).
Qu’ont fait les politiques ? Il y a la formation initiale et l’attractivité pour la science à développer. Ceci concerne en particulier les formations initiales sur lesquelles je ne sais pas grand-chose. Il y a ensuite l’accès aux métiers de la recherche et dans ce cadre, l’effort de l’État est très clairement insuffisant. Beaucoup de scientifiques se retrouvent dans l’opinion que le recrutement tardif à des postes de recherche ou d’enseignement supérieur est particulièrement défavorable pour les jeunes femmes qui souhaitent associer une profession et une vie familiale.
Beaucoup de femmes renoncent à des professions qui ne leur donnent une stabilité d’emploi qu’à un âge où elles voudraient avoir (ou avoir eu) des enfants. Par ailleurs, la relativement faible attractivité de ces professions en France (salaire nettement inférieur à la moyenne européenne) réduit encore leur intérêt (pour les hommes autant que pour les femmes).
Ceci dit, il est aussi nécessaire de mentionner des initiatives intéressantes de la part de l’État et du privé. C’est le cas du prix Irène Joliot-Curie du ministère de L’Enseignement Supérieure et de la Recherche (opéré avec l’Académie des Sciences) qui distinguent plusieurs femmes scientifiques chaque année, toute discipline confondue. Il en est de même du Prix L’Oréal pour les Femmes en Sciences qui soutiennent des débutantes en recherche en leur attribuant des bourses pour poursuivre leurs travaux (le jury étant là aussi l’Académie des sciences). L’Oréal distingue également cinq femmes scientifiques de haut niveau sur l’ensemble des continents.
D’autres initiatives de ce type existent. Elles sont toutes bienvenues, mais leur impact sur la communauté dans son ensemble reste encore bien modeste. Finalement, il faut aussi signaler l’obligation d’égalité des genres dans la plupart des comités, jurys et équivalents.
Comme les femmes ne forment que 30 % du corps des scientifiques (et encore moins dans les postes élevés), ces obligations leur imposent une surcharge supérieure de travail par rapport aux hommes. Une idée intéressante et une conséquence malheureuse. Il est aussi recommandé d’avoir des candidates femmes pour tous les postes ouverts au recrutement et aux distinctions. Là aussi, une initiative intéressante qu’il faut soutenir, mais qui est parfois délicate à réaliser dans certaines disciplines.
Globalement, on peut dire que la situation s’améliore même si trop lentement. Nous sommes encore probablement très loin d’une proportion de 50/50 dans les professions scientifiques à tous les niveaux de responsabilité. Le fait que nous soyons tous conscients du problème est au moins une bonne chose. Que dire alors des pays qui limitent ou interdisent aux femmes l’accès à tout type d’éducation…