Dans le contexte de la guerre en Ukraine et à l’approche du 77e anniversaire du bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki, Avant-Garde a rencontré Roland Nivet, porte-parole national du Mouvement de la Paix.
La dissuasion nucléaire existe-t-elle réellement ? Elle n’a pas empêché Poutine d’envahir l’Ukraine…
Vous avez raison et c’est ce que constatent de plus en plus de personnes : la dissuasion nucléaire n’a empêché aucune guerre.
Ni en Yougoslavie, ni en Afghanistan, ni en Irak, ni en Syrie, ni en Libye. Comme le montre bien l’exemple de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, les armes nucléaires, en fait, permettent aux pays détenteurs d’armes nucléaires de s’autoriser à des guerres en s’exonérant du respect du droit international.
La première question qu’on doit se poser sur les armes nucléaires, avant de parler de la dissuasion, c’est l’illégalité totale de l’arme nucléaire. Je pense qu’il faut revenir à la résolution de l’assemblée générale des Nations unies du 24 novembre 1961 (résolution 1653) présentée à l’époque par les pays non-alignés et adoptée par 55 voix contre 20, dont les USA, l’Angleterre, et la France et 26 abstentions. Cette résolution est remarquable en ce qu’elle ne dicte pas un droit nouveau, mais déclare expressément se fonder sur les textes et principes d’ores et déjà existants. Elle rappelle que :
« l’emploi d’armes de destruction massive, causant d’inutiles souffrances humaines, a été interdit (…) par des déclarations internationales et des accords obligatoires comme la déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868, la déclaration de la conférence de Bruxelles de 1874, les conventions des conférences de la paix de La Haye 1899, 1907, et le protocole de Genève de 1925 (…), il est la négation directe des idéaux et objectifs élevés de l’Organisation des Nations Unies ».
La même résolution déclare que « l’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires est contraire à l’esprit, à la lettre et au but de la charte des Nations unies et constitue en tant que telle une violation directe de la charte (…). Elle excéderait même le champ de la guerre et causerait à l’humanité et la civilisation des souffrances et des destructions aveugles, et est, par conséquent, contraire aux règles du droit international et aux lois de l’humanité (…) elle est une guerre dirigée non seulement contre un ennemi ou des ennemis, mais aussi contre l’humanité en général étant donné que les peuples du monde non mêlés à cette guerre subiront tous les ravages causés par l’emploi de ces armes (…). Tout État qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la charte des Nations unies, agissant au mépris des droits de l’humanité, comme commettant des crimes contre l’humanité et la civilisation ».
L’utilisation possible de l’arme nucléaire est donc clairement qualifiée comme un crime. Or la préparation d’un crime est criminelle, et donc la production et le stockage de telles armes deviennent eux-mêmes criminels.
Le rappel de cette résolution est très important. Progressivement, un front mondial s’est constitué contre les armes nucléaires, qui réunit des États (123 des États siégeant à l’assemblée générale de l’ONU), des institutions internationales comme la Croix rouge internationale, des organisations syndicales, politiques, des O.N.G. environnementales, pacifistes, féministes, mais aussi des institutions comme l’ONU, l’UNESCO. Dans le monde entier, les peuples se sont mobilisés depuis les explosions d’Hiroshima et Nagasaki. Ces luttes ont abouti au vote par l’assemblée générale des Nations unies en 2017 du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires votées par 123 États. Il est entré en vigueur le 22 janvier 2021.
Nous avons fêté dignement cette entrée en vigueur qui a valu le prix Nobel de la paix à ICAN et à toutes les organisations membres de ICAN international dont le Mouvement de la paix, la CGT, le PCF et bien d’autres. Nous avons organisé une manifestation devant l’Assemblée nationale et nous réjouissons que, grâce à notre action et des actions partout en France, les différentes actions aient été relayées à l’Assemblée nationale par une intervention du député Jean-Paul Lecoq qui a permis qu’enfin cette question y soit abordée.
Pourquoi les armes nucléaires sont-elles un danger mortel pour l’humanité ?
Les armes nucléaires sont les armes les plus destructrices et inhumaines conçues par l’homme. La bombe d’Hiroshima faisait 10 kt, actuellement les bombes moyennes font 10 à 400 kt. Sur le site de Semipalatinsk dans l’ex-URSS, les Soviétiques ont fait exploser une bombe de 1000 kt. Le pouvoir de destruction est immense. La bombe d’Hiroshima fait de l’ordre de 150 000 morts en quelques secondes. Cette bombe non seulement détruit des bâtiments, mais s’attaque aussi au patrimoine génétique de l’humanité et globalement au patrimoine génétique du vivant, y compris les plantes et les animaux. Les scientifiques dans les années 1980 ont mis en évidence la possibilité de l’hiver nucléaire en cas d’utilisation d’une petite partie des bombes nucléaires existantes. D’après leurs travaux, aussi bien aux USA qu’en URSS, l’hiver nucléaire se traduirait par une baisse de 40 à 50° de la température dans nos pays au-delà des destructions énormes et d’une famine généralisée causant des millions de morts très rapidement.
L’humanité est même allée jusqu’à inventer la bombe à neutrons qui, en réduisant les effets de souffle de la bombe, mais en accentuant les effets de la radioactivité, permettrait de tuer les hommes sans détruire les bâtiments. Heureusement la mobilisation populaire a permis d’arrêter ces soi-disant modernisations, mais la vigilance est toujours d’actualité. À l’époque, nous manifestions en disant « merci, Monsieur le Président, grâce à la bombe à neutrons, d’avoir préservé mon pavillon ! ».
Les armes nucléaires ont comme unique cible les populations civiles et les infrastructures essentielles à la vie avec des stratégies anti cités (détruire les villes, brûler les écoles, hôpitaux, musées), causant des millions de morts et condamnant durablement l’environnement, avec le risque mesuré par les scientifiques de fin de la vie humaine sur terre. Voilà la réalité des armes qui nous menacent à raison aujourd’hui de 13 000 bombes atomiques.
Une des conséquences au-delà des conséquences humanitaires, c’est que l’existence des armes nucléaires s’est accompagnée de l’apparition de la notion de dissuasion, qui en fait, basée sur une politique de force, permet aux possesseurs de l’arme nucléaire de s’affranchir de toutes les règles du droit international humanitaire pour imposer des dominations et se venger en cas d’attaque du territoire lorsque les intérêts vitaux d’une nation sont menacés. Mais personne n’a encore défini ce que sont les intérêts vitaux d’une nation. Et la menace de Poutine d’utiliser ses armes nucléaires fait effectivement froid dans le dos.
Il existe aujourd’hui plus de 13 400 bombes nucléaires possédées par neuf États, dont environ 300 par la France.
Le coût des armes nucléaires est aussi une question à l’heure où les dépenses sociales sont réduites…
Même si ces armes ne coûtaient que quelques millions, elles doivent être éliminées le plus rapidement possible. Cela dit, elles ont déjà tué, tant par les explosions d’Hiroshima Nagasaki que par les conséquences des essais nucléaires, aussi bien aux États-Unis que ceux de la France dans le sud du Sahara ou en Polynésie française.
Mais elles coûtent effectivement une fortune. Les modernisations de l’arme nucléaire prévues par la loi de programmation militaire en France sont de l’ordre de 100 milliards d’euros sur 15 ans. Les modernisations entamées aux États-Unis sont de l’ordre de 1000 milliards de dollars sur la même période. Ces modernisations sont également bien sûr suivies par les autres États dotés de l’arme nucléaire. L’arme nucléaire tue aujourd’hui en privant l’humanité de ressources qui seraient nécessaires tant pour lutter contre les pandémies que pour lutter contre le premier fléau qui tue dans le monde à savoir la faim.
Nous commémorons le 77e anniversaire du bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki, le 6 et 9 août 1945. À cette occasion, vous participez à une conférence mondiale. Pourquoi est-elle importante ?
Le slogan « no more Hiroshima no more Nagasaki » est un slogan qui est scandé par les peuples du monde entier.
Il ne faut pas oublier que les armes atomiques ont été utilisées par 2 fois, que les Américains ont proposé à la France de l’utiliser contre les Vietnamiens durant la guerre d’Indochine. Souvent dans les discussions avec les gens, ceux-ci disent « oui, mais ils ne les utiliseront jamais » : si ! Ils les utiliseront ou elles peuvent être utilisées par erreur (le nombre de catastrophes évitées au dernier moment ou par miracle est élevé, par exemple lors de l’épisode Petrov) et ils les ont déjà utilisées.
De plus, l’utilisation de l’arme atomique à Hiroshima et Nagasaki est d’autant plus criminelle qu’aujourd’hui les historiens s’accordent pour dire que la bombe atomique n’a nullement été la cause de la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’empereur Hirohito avait déjà fait savoir aux diplomates soviétiques qu’il était prêt à faire sa reddition. Les USA étant informés de ce fait par leurs services secrets ont accéléré la procédure de finalisation de l’arme atomique, et ont surtout décidé de son utilisation par Truman. On peut dire que Hiroshima et Nagasaki sont en quelque sorte le premier acte de la guerre froide qui visait surtout à éviter que l’Union soviétique apparaisse comme un des acteurs fondamentaux de la victoire sur le fascisme et le nazisme.
Est-il possible d’interdire les armes nucléaires ?
Comme je l’ai expliqué dans la première question, les armes atomiques font actuellement l’objet d’un Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) entré en vigueur le 22 janvier 2021. Le Traité a été adopté le 7 juillet 2017 par la Conférence des Nations Unies pour la négociation d’un instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète. Conformément à son article 13, le Traité est ouvert à la signature de tous les États au Siège de l’Organisation des Nations Unies à New York à compter du 20 septembre 2017. Actuellement, il a été voté par 123 États et signé par 83.
Il prévoit que :
« Chaque État Partie s’engage à ne jamais, en aucune circonstance : a) Mettre au point, mettre à l’essai, produire, fabriquer, acquérir de quelque autre manière, posséder ou stocker des armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires ; b) Transférer à qui que ce soit, ni directement ni indirectement, des armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires, ou le contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs ; c) Accepter, ni directement ni indirectement, le transfert d’armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires ou du contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs ; d) Employer ni menacer d’employer des armes nucléaires ou d’autres dispositifs explosifs nucléaires ; e) Aider, encourager ou inciter quiconque, de quelque manière que ce soit, à se livrer à une activité interdite à un État Partie par le présent Traité ; f) Demander ou recevoir de l’aide de quiconque, de quelque manière que ce soit, pour se livrer à une activité interdite à un État Partie par le présent Traité ; g) Autoriser l’implantation, l’installation ou le déploiement d’armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires sur son territoire ou en tout lieu placé sous sa juridiction ou son contrôle ».
Alors pourquoi la France refuse-t-elle de signer le TIAN ?
Je vous invite à regarder le film réalisé par le Mouvement de la paix que vous pouvez consulter sur notre site. Jean-Yves le Drian ès qualité de ministre de la Défense n’a en fait avancé aucun argument ni juridique ni en termes de sécurité ; et il invoque seulement que la France n’est pas concernée par ce traité.
Souvent est évoquée la question de la capacité de la France à assurer sa propre défense, sa sécurité et son indépendance. Déjà nous pouvons remarquer que la question de la sécurité nationale (à l’heure du réchauffement climatique qui menace la survie même de l’humanité sur Terre et à l’heure de la pandémie, donc autant de problèmes qui nécessitent des politiques de coopération et de mise en commun des savoirs technologiques), cette question de la sécurité ne peut donc être évoquée que dans le cadre d’une dimension mondiale et multilatérale conformément à la charte des Nations unies.
Cependant, je voudrais insister sur le fait que les principaux supports du lobby militaro-industriel qui évoquent notre indépendance ne se sont pas privés de brader des secteurs entiers de la technologie et des industries françaises que ce soit dans le domaine électronique, informatique, imagerie médicale et technologies de la santé. Nos technologies et industries ont été bradées, délocalisées, à cause de la puissance d’une mondialisation caractérisée par un poids exorbitant des multinationales et des banques d’envergure mondiale sans compter la mainmise sur les médias. Je prendrai simplement l’exemple de Thalès, qui était un joyau en termes d’imagerie médicale, alors qu’aujourd’hui les scanners et autres instruments d’imagerie sont importés d’Allemagne avec l’entreprise Siemens ou des États-Unis par l’intermédiaire de General Electric. GE, multinationale à base étasunienne, a raflé la plupart des savoir-faire et brevets générés par les centres publics de recherche au cours de la deuxième partie du 20e siècle (Cnet par exemple). C’est pourquoi nous organisons en octobre un colloque national avec la CGT sur le thème « quelle économie pour la paix ».
Selon vous, quelle est la place des jeunes dans le combat pour la paix ?
Essentiel, mais insuffisant. En tout cas, l’intervention populaire est la seule qui peut nous faire gagner. Grâce aux mobilisations populaires au niveau national et international, nous avons obtenu l’arrêt des essais nucléaires, l’arrêt de la mise au point de la bombe à neutrons, la diminution importante du nombre de têtes nucléaires, qui sont passées de 80 000 à 16 000, des zones exemptes d’armes nucléaires, etc. À cet égard, je rappelle la manifestation devant la base de sous-marins nucléaires de l’île longue en Bretagne qui a rassemblé en 1995 de l’ordre de 20 000 personnes, à l’initiative du mouvement de la paix. Nous avons donc obtenu par 3 traités l’interdiction des armes chimiques, l’interdiction des armes bactériologiques et maintenant l’interdiction des armes nucléaires.
Le Mouvement de la Paix est organisé sur la base de comités locaux qui peuvent être créés sur simple déclaration auprès du Conseil national de paix. Récemment, le mouvement de la paix, prenant en compte les difficultés auxquelles est confrontée la jeunesse, a fixé une cotisation à cinq euros pour permettre aux jeunes de s’intégrer plus facilement dans l’action et dans la création de comités locaux ou de comités universitaires, dans les lycées, dans les entreprises, dans les quartiers. Le mouvement de la paix, issu des mouvements de la résistance au nazisme, a été créé en gros sur quatre ou cinq courants idéologiques, le courant marxiste avec le PCF, très fort en 1948, les mouvements catholiques, la mouvance protestante et ce que j’appelle les libres-penseurs, qui lors des premières années du Mouvement s’appelaient Gide, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Yves Montand et Simone de Beauvoir.
Aujourd’hui, le mouvement de la paix coanime avec la CGT, le syndicat FSU et solidaires, mais aussi l’association des communes et régions pour la paix, les enseignants pour la paix, un collectif de 210 organisations dont le parti communiste et la jeunesse communiste. Chacun peut y prendre sa place, prendre des initiatives pour agir, dans le respect de la diversité sociale, idéologique, politique, culturelle, religieuse ou philosophique qui est un des fondements de nos statuts, ce qui permet de prolonger ou compléter des engagements divers y compris politiques dans un mouvement qui vise à agir massivement au sein de la société pour construire une société enfin humaine, ce qui ne peut se faire sans la Paix.
Quels seront les prochains rendez-vous importants pour le Mouvement de la paix ?
La première urgence est de se mobiliser pour dire « Stop à la guerre en Ukraine, cessez-le-feu en Ukraine, solution négociée ».
Parmi les autres urgences, je vois la nécessité de relancer l’appel initié par le collectif des marches pour la paix, dont le MJCF fait partie, pour que la France et tous les États du monde signent le traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Cet appel peut être signé sur notre site.
Les autres rendez-vous bien sûr sont les rendez-vous au mois d’août le 6 et le 9 août de façon à ce que partout dans le plus grand nombre de villes et de villages, y compris des centres de vacances, soit rappelée l’urgence de l’élimination des armes nucléaires.
Enfin, la semaine entre le 21 septembre 2022 (journée internationale de la paix) et le 26 septembre 2022 (journée internationale des Nations unies pour l’élimination totale des armes nucléaires) doit être partout un moment de mobilisations, et en particulier dans toutes les universités, non seulement pour l’élimination des armes nucléaires, mais pour un autre monde, une autre société construite sur la culture de la paix telle que définie par la résolution (n° 53/243) des Nations unies pour la culture de la paix, c’est-à-dire une sécurité humaine basée sur le respect et la mise en œuvre des droits humains, économiques, écologiques et culturels. C’est sur ses fondements qu’agit aujourd’hui le Mouvement de la paix qui se définit comme un mouvement anti-guerre, pour la paix et mouvement de transformation sociale agissant dans le cadre de réseaux mondiaux.
Roland Nivet est le co-secrétaire national et porte-parole national du Mouvement de la Paix (animateur du comité de Rennes).
Site web : https://www.mvtpaix.org/wordpress/
Collectif national des marches pour la Paix : https://www.collectifpaix.org/