Le gouvernement l’a célébré à grand renfort de communication au début du mois : l’année 2022 a été celle de tous les records dans l’apprentissage. Mais derrière ce modèle tant vanté depuis des années se cachent des milliards d’euros d’argent public, dont les retombées en termes d’emploi restent largement discutables.
Un engagement quantitatif bel et bien tenu
C’est assez rare pour être souligné : Emmanuel Macron a tenu sa promesse de campagne. Depuis 2017, l’apprentissage s’est très largement développé. En constante augmentation depuis 6 ans, et boosté par la crise de la COVID (voir plus bas), le nombre d’apprentis a atteint un record en 2022, comme en témoignent les chiffres récents publiés par le gouvernement.
L’an dernier, ce sont 837 000 nouveaux contrats d’apprentissages qui ont été signés, soit 14 % de plus que l’année passée et… 160 % de plus qu’en 2017 ! Et voilà le Président, bien parti pour atteindre — et même exploser ! — l’objectif fixé à 1 000 000 de nouveaux contrats signés en 2027.
Le gouvernement a donc pu se livrer à son numéro favori : celui de l’autosatisfaction pour se féliciter d’avoir atteint les objectifs qu’ils s’étaient eux-mêmes fixés, à l’époque, sous le regard méfiant ou désapprobateur des syndicats et des acteurs éducatifs.
Mais derrière les objectifs quantitatifs indéniablement atteints, l’apprentissage répond-il réellement à ses objectifs initiaux de formation professionnelle ? À y regarder de plus près, il semblerait plutôt que ces chiffres relèvent d’effets d’annonce visant à masquer des cadeaux au patronat au détriment d’une formation professionnelle de qualité.
Des contrats shootés aux aides publiques
Tout d’abord, l’explosion des contrats d’apprentissage signés n’est pas le fruit d’une envie spontanée des jeunes, mais bien d’une politique incitative, voire agressive, du gouvernement en faveur de l’apprentissage.
Depuis la crise de la COVID, les contrats d’apprentissages sont très fortement subventionnés. Ainsi, jusqu’au 31 décembre 2022, une aide de 5 000 à 8 000 euros était versée aux patrons embauchant un apprenti. Une somme qui, dans le cas d’apprentis de moins de 20 ans, venait couvrir l’intégralité du faible salaire perçu par les jeunes.
Aucune surprise alors de voir des patrons ayant massivement recours à l’apprentissage, synonyme de main-d’œuvre gratuite financée par l’État !
Ce dispositif visant à faire payer au contribuable les salaires que ne payent pas les patrons a été prolongé pour 2023 sur un montant unique : 6 000 euros par nouvel apprenti. Un véritable « effet d’aubaine » pour les entreprises dénoncé en 2022 par la très libérale Cour des comptes dans un rapport.
Tout cela a évidemment un coût, et pas des moindres. Rien qu’en 2022, le parlement a dû renflouer deux fois, à hauteur de 2 milliards d’euros, les caisses de l’apprentissage pour financer ce dispositif pour faire face à une augmentation plus importante que prévu des contrats d’apprentis. Ce sont donc à l’arrivée plus de 5 milliards d’euros qui ont été offerts aux patrons pour les remercier de bien vouloir… embaucher des jeunes en contrats précaires.
Mais comme il n’y a pas d’« argent magique », ces investissements ont été faits au détriment de la formation. Ainsi, les CFA se vont vus rabotés leurs dotations de 10 % en moyenne en 2022, tandis que le « Compte personnel de formation » subissait lui aussi une baisse de son financement.
L’apprentissage, la voie royale vers l’emploi, vraiment ?
Face aux critiques exprimées sur ces milliards octroyés au patronat pour payer des salaires, le gouvernement dispose d’un argument massue : en 2022, 2 jeunes sur 3 étaient en emploi 6 mois après leur apprentissage. Au-delà du chiffre brandi, le gouvernement se garde bien de communiquer sur la qualité des emplois, de leur lien avec la formation, ou même du salaire.
Regardons de plus près les emplois pourvus. Selon la DARES, 6 emplois occupés sur 10 après un apprentissage étaient des CDI. Cela fait retomber à 1 sur 3 le ratio de jeunes en emploi stable après un apprentissage. Au vu du coût du dispositif, on pourrait être en droit d’attendre mieux.
Ajoutons que ces chiffres ne tiennent compte que des apprentis qui sont allés au bout de leur cursus. Or, environ 1 contrat sur 4 est rompu avant son terme, par l’employeur (avec de grandes facilités de licenciement) ou par l’apprenti. Ce chiffre atteint même les 40 % pour les mineurs.
Affinons alors un peu les chiffres du gouvernement au regard de cette dernière donnée. Un jeune signant un contrat d’apprentissage n’a que 1 chance sur 4 d’obtenir un CDI suite à celui-ci. Dans les autres cas, son contrat sera soit rompu, soit il aura des contrats précaires.
Un dispositif sélectif
Rappelons aussi que l’apprentissage est un dispositif sélectif : pour qu’un étudiant obtienne son contrat, encore faut-il qu’un patron souhaite l’embaucher. Et dans ce domaine, les discriminations fondées sur le genre, l’origine ethnique ou géographique sont alors légion. Les places sont chères, et ne concernent donc pas l’ensemble des jeunes.
Examinons enfin un dernier indicateur : le taux d’embauche dans l’entreprise après un apprentissage. En effet, le principe de l’apprentissage repose sur un investissement de la part du patron dans la formation d’un apprenti qui deviendra ensuite son salarié. Mais désormais, puisque ces contrats sont largement subventionnés et que les patrons ne les payent pas, ceux-ci n’embauchent que peu en CDI leurs apprentis, et préfèrent faire appel à de nouveaux apprentis, pour toucher à nouveau le chèque de l’État. Ainsi, selon la CGT, 50 % des contrats d’apprentissages ne donnent pas lieu à une embauche et sont remplacés par de nouveaux contrats d’apprentissage.
Du bricolage pour faire baisser les chiffres du chômage
À y regarder de plus près, l’apprentissage apparaît surtout comme une manière de faire baisser artificiellement les chiffres du chômage des jeunes. En effet, les augmentations drastiques des contrats d’apprentissages ne concernent que très minoritairement les jeunes en CAP ou en fin de baccalauréat.
Selon la DARES, le taux de contrats d’apprentissages en CAP a considérablement baissé depuis la mise en place des aides publiques. À l’inverse, le nombre de contrats signés à niveau Bac +3 ou Bac +5 (des jeunes déjà formés, parfois déjà au chômage) a lui explosé : il est passé de 20 % à 40 % des contrats signés entre 2017 et 2022.
Des chiffres qui font dire à Bruno Coquet, chercheur en économie, que la montée en puissance de l’apprentissage permet « d’insérer dans l’emploi des jeunes qui ne rencontrent pas ou peu de problèmes », mais qu’elle est « sans effet sur les jeunes les plus en difficulté à l’entrée sur le marché du travail » (Le Monde).
Il apparaît alors clair que, pour les patrons, l’apprentissage n’est pas vu comme un dispositif de formation à destination des jeunes, mais bien comme une manière de recruter des jeunes déjà formés pour presque rien. Une aubaine aussi pour le gouvernement, qui a pu en profiter pour communiquer ad nauseam sur un taux de chômage des jeunes en forte baisse.
La formation financée par le privé
Au final, c’est à un véritable remodelage de la formation professionnelle que s’attelle le gouvernement en avançant encore plus vite que prévu vers une généralisation de l’apprentissage comme modèle de la formation des jeunes.
Pourtant, en apprentissage, les jeunes ne disposent que de peu de formation réelle au métier, le dispositif reposant sur un apprentissage « sur le tas ». Or, la seule observation/reproduction d’un geste ne suffit pas à apprendre un geste professionnel.
C’est cependant bien ce modèle de l’apprentissage qui est au cœur de la réforme du lycée professionnel combattue par les syndicats enseignants cette année.
Pour Emmanuel Macron, le projet est alors très clair : l’enseignement professionnel n’est plus une prérogative de l’État, c’est aux entreprises de la prendre en charge.
C’était déjà le signal envoyé par la réforme de l’apprentissage de 2018 qui consacrait les branches et les entreprises comme pilotes des ouvertures de CFA, traduisant ainsi une vision court-termiste et patronale de la formation professionnelle : fournir de la main-d’œuvre immédiate aux employeurs, en fonction des besoins d’un territoire à une date donnée.
Ainsi, gouvernement et patronat peuvent bien ouvrir le champagne pour célébrer les 800 000 contrats signés en 2022. Avec ce dispositif, l’État fait piloter la formation professionnelle par le patronat pour qu’elle lui coûte moins cher. En contrepartie cynique, la puissance publique, elle, finance les salaires. Du win-win, donc.