Cela faisait un moment que la croisette à Cannes n’avait pas été secouée par un scandale sulfureux. L’édition de cette année – enthousiasmante en œuvres filmiques et en pensées créatrices – était jusqu’aux dernières minutes plutôt ennuyeuses pour les amateurs de drames mondains et de coups d’éclats frivoles.
In extremis, Justine Triet vînt sauver la mise avec un discours offensif contre le gouvernement alors qu’elle venait de conquérir la Palme d’Or, et elle n’y alla pas de main morte : réforme des retraites, gouvernement néolibéral, politique anti-culturelle, rentabilité, fin de l’exception culturelle française…
Dès le lendemain, les libéraux déferlaient sur les médias pour ostraciser la réalisatrice primée, non sans populisme. Les raisons à cela sont nombreuses, et le discours de Justine Triet vient mettre sur le devant de la scène des problématiques, des revendications, et des enjeux peu accessibles au grand public. Tâchons de faire la lumière sur cette affaire, et ce à quoi nous – spectatrices et spectateurs – devons nous attendre.
Un système industriel de production sous la menace néolibérale
Le discours de Justine Triet ne sort pas de nulle part. En fait, nous aurions peut-être même pu prévoir son flamboiement. Cela fait des mois, voir des années, que toute l’industrie cinématographique française est agitée de débats, de crises et de perturbations.
La Covid est certes un facteur important à prendre en compte – et le cinéma français s’en remet tout juste en étant revenu à un niveau d’avant-crise, ce qui n’était pas du tout certain – mais il est loin d’être le seul coupable.
En début d’année eurent lieu les États Généraux du Cinéma : des grands pontes de l’industrie se réunirent pour faire le point sur la situation, sur leur manière de produire, les différences d’opinions et d’approches, et surtout, discuter des politiques gouvernementales qui visent à une transmutation de l’exception culturelle française, voir sa fin. Pour commencer, définissons-la.
Les spécificités du cinéma français
Soyons concis : l’exception culturelle française se base fondamentalement sur une approche économique de la production de films qui diffère par rapports aux autres pays de l’Europe et du Monde. Beaucoup de processus rentrent dans ce fonctionnement, et une instance en particulier s’occupe de gérer et d’administrer un système complexe : le Centre national du cinéma et de l’image animée, AKA le CNC.
Chaque ouvrier, artiste et producteur peut témoigner de l’importance de cette institution, quel que soit le budget ou la dimension du film produit. Parmi ses modes de financement, nous pouvons retenir en particulier la taxe sur les billets, la TSA. Pour la résumer, environ 10 % du prix du billet est renversé au CNC, qui s’en sert ensuite pour financer d’autres films. Cela signifie d’une part que plus le public se rend en salle, plus le CNC pourra financer des projets filmiques, et d’autre part, que le cinéma étranger lui-même vient financer nos films français.
Des puissances mécontentes
Que le ticket vendu soit pour Black Panther, pour Les Trois Mousquetaires ou pour Parasite, c’est le même pourcentage qui est récupéré. Cela fait que l’industrie française, et ce mode de financement, sont attaqués depuis des décennies par les États-Unis et des lobbys très puissants pour mettre fin à cette taxe qui réduit leurs bénéfices – première hérésie – et qui en plus vient financer la concurrence – deuxième hérésie.
L’industrie française peut donc mieux combattre l’impérialisme économique étasunien et, surtout, sa puissance en termes de marketing : il faut le dire, les films que l’on va voir au cinéma sont les films dont nous entendons parler, et ce sont généralement les films américains. Le conflit international fût tel que Disney – le pire dans ce domaine – vient menacer de ne pas sortir Black Panther 2 en France, et donc priver nos salles de recettes substantielles. Disney perdit le conflit et sortit finalement le film, mais la partie n’est que remise à plus tard.
Un fonctionnement sur la consommation
Le CNC subventionne largement le secteur audiovisuel – pas que le cinéma donc, mais également les séries ou les jeux vidéos – avec des aides automatiques, attribuées à chaque projet quel qu’il soit et quelles que soient ses caractéristiques, et des aides sélectives, sur dossier. Ces aides touchent absolument à tout : l’écriture, la pré-production, les décors ect…
Le CNC fonctionne donc par une sorte de circuit court, et ne se base absolument pas sur les impôts, mais sur la consommation de produits filmiques. En sommes, les concernés sont uniquement ceux qui vont au cinéma – qu’ils soient réguliers ou occasionnels. Évidemment, le système n’est pas anti-capitaliste, mais il a le mérite de résister à une mainmise totale du marché sur l’industrie artistique.
C’est pour cela qu’on peut se féliciter des gros succès d’Avatar ou de Top Gun, car alors qu’aucune société française n’a participé à leur production, elles en récolteront les fruits par les aides et les subventions qui en résultent.