La première saison de House of the Dragon vient de s’achever, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a fait son petit effet.
Le succès a été au rendez-vous pour la chaîne HBO, avec une audience totale de presque 30 millions de spectateurs par épisode, toutes plateformes confondues, et des critiques dithyrambiques ; autant l’assumer et vous le dire tout de suite, la nôtre ne sera pas différente.
Derrière une promesse de grand spectacle et de guerre civile se cache un récit centré sur les relations de familles qui — originalité de la série — se déroule avec une attention toute particulière à l’intimité des personnages et la difficulté de protéger sa famille, l’amour qui va avec, dans un milieu cynique, opportuniste, violent, déshumanisant.
La série — bien que restant très classique, sans pour autant que ce soit un défaut — a de réelles audaces et une part de beauté sur laquelle il vaut la peine de se pencher.
Des personnages marquants immédiatement mémorables
Si House of the Dragon est une telle réussite, c’est avant tout grâce à ses personnages. Il est possible d’avoir tout l’argent du monde, les meilleurs techniciens et même les meilleures intentions, si l’écriture des personnages est nulle, alors il ne restera rien de l’œuvre dans la mémoire et le cœur des spectateurs.
Ici, rien de tout cela ; la série a la qualité narrative ET le budget, et il n’est pas exagéré de dire que la technique et l’artistique se mélangent et ne forment qu’un, comme cela devrait être.
Le mérite en revient tout autant à l’écrivain de l’œuvre originale George R.R. Martin (la série est une adaptation de son roman de 2011 Feu et Sang) et aux scénaristes qu’à la directrice de casting, Kate Rhodes James, qui a su choisir avec une intuition rare les acteurs de ses personnages.
Disons-le clairement, ils sont tous excellents, parfaitement adaptés à leurs rôles tout en apportant une réelle profondeur et une nuance émotionnelle. Ils se sont tellement emparés de leurs personnages qu’ils ont sans doute su trouver ainsi leur aise, leur territoire, leur liberté de jeu au sein de leur discipline d’acteurs.
Les personnages deviennent ainsi immédiatement mémorables. Que ce soit Viserys, Rhaenyra, Daemon, Alicent et Otto Hightower, Corlys Velaryon, Aegon et Aemond, malgré leur grand nombre et leurs ressemblances physiques, ils se démarquent tous.
Les choix de castings étaient pourtant audacieux : caster Matt Smith pour le chaotique et impétueux Daemon Targaryen fît des remous parmi les fans, la plupart étant habitués à le voir jouer le bon et naïf Doctor Who, mais sa nuance de jeu, sa finesse et sa palette émotionnelle le rendent parfaitement adéquat à interpréter ce personnage complexe, démoniaque, détestable et pourtant étrangement attachant.
De même pour l’interprète de l’héroïne Rhaenyra Targaryen, jouée selon la chronologie de la série par deux actrices, chacune étant différente, avec ses propres forces. Milly Alcock donne au personnage de la sensibilité, une vulnérabilité. Emma d’Arcy lui donne une détermination frontale, et une puissance brute. Une manière de montrer à quel point le personnage évolue dans les vingt ans où se déroule la série.
Il faut dire également que les scénaristes ont modifié et — disons-le — apporté de la profondeur aux personnages originaux de George R.R. Martin, à commencer par le Roi Viserys Ier ; mais nous reviendrons à son cas plus tard.
Leur incarnation rend largement honneur à la série mère Game of Thrones, laquelle avait déjà son lot de personnages aujourd’hui cultes — tels que Jon Snow, Daenerys et Tyrion Lannister.
Nous pouvons affirmer que, à l’échelle d’une première saison, les personnages de House of the Dragon sont tout aussi forts, mémorables, peut-être même aptes à devenir tout aussi cultes, et, osons-le dire, à les dépasser en termes de qualité narrative. Là où la série mère idéalisait les Stark en démonisant les Lannister et les Bolton, avec des personnages « gris » entre les deux comme les Baratheon et les Greyjoy, ici le spectateur s’est surpris à changer d’avis quasiment à chaque épisode sur tels ou tels personnages au vu de leurs actes, ou à suspendre son jugement afin de vraiment prendre le temps de les comprendre.
Ça peut être parfois un brin épuisant à suivre, mais qu’est-ce que c’est satisfaisant d’être ainsi provoqué par les scénaristes, qui rendent ainsi leurs intrigues imprévisibles, mais cohérentes.
Et quitte à terminer sur les personnages, notons cette délicieuse tendance qu’a George R.R. Martin à donner à sa troupe des noms qui se ressemblent quand même beaucoup : entre Rhaenyra, Rhéa, Rhaenys, Rhaena, Leana, Leanor, Daemon et Aemond, Lucerys, Jacaerys, Jaeherys, Jaehaerys et Jaehaera… difficile de s’y retrouver !
C’est quelque chose qu’il avait déjà fait dans Elden Ring, le dernier jeu vidéo d’Hidetaka Miyazaki dont il a écrit le lore, avec des personnages tout aussi mémorables aux noms si similaires (Ranni, Renna, Rennala, Radagon, Radahn, Melina, Malenia, Miquella, Marika ect…). Nul doute qu’il s’amuse beaucoup ainsi, mais notons que, s’il est difficile de s’y retrouver aux primes abords, la capacité à savoir enfin gérer et naviguer dans ce miasme de personnages et à comprendre qui est quoi est extrêmement satisfaisante.
Les prouesses de la mise en scène
L’incarnation parfaite de ces personnages ne va pas, dans cette série, sans un travail fantastique et extrêmement minutieux sur la direction artistique, les décors et les costumes.
Il n’est pas possible de le nier, chaque hall, chaque salle, chaque plaine, chaque rue, chaque terrasse, dispose d’une identité propre, que ce soient des châteaux « maritimes » des Velaryon ornés des créatures océaniques courbées aux grands temples diaconiques Targaryens, démesurés et plongés dans une obscurité terrifiante.
De même, les costumes des personnages sont tout bonnement magnifiques à admirer, et leur vont comme un gant, des armures de Daemon aux manteaux verts des Hightowers.
Enfin, les effets spéciaux réussissent une tâche difficile, celle de donner à chaque dragon — et il y en a dans cette première saison ! — non seulement une apparence marquante, mais une personnalité distincte forte. Que ce soit Syrax, Caraxés ou Vhagar, chaque dragon est unique et lié à son « cavalier ». La précision de leurs animations vaut le détour : plusieurs fois, le spectateur est impressionné en voyant les vibrations dans les membranes des dragons lorsqu’ils rugissent, ou l’éclat de la lumière du soleil miroitant avec nuance sur leurs écailles mouvantes.
Nous pouvons regretter malgré tout que cette qualité ne soit pas toujours au rendez-vous. Parfois, dans certains plans, cela ne fonctionne pas — nous pensons notamment aux funérailles de Baelon, « l’Héritier pour un Jour », où l’effet spécial est tellement raté qu’il nous sort d’une scène tragique. Manque de chance, c’était dans le premier épisode.
Là où House of the Dragon s’illustre le plus après son écriture, c’est dans sa mise en scène, ce qui est une chose rare dans les séries où, généralement, les réalisateurs n’ont pas beaucoup de pouvoir — ce sont les scénaristes et les show-runners sont assis sur le trône — et se contentent de filmer l’action et les dialogues de manière assez simple, voir basique. Ici, chaque épisode possède sa part d’audace.
Nous soulignerons surtout ici la manière qu’ont eue le showrunner Miguel Sapochnik et les réalisatrices Clare Kilner et Geeta Vasant Patel de filmer le vécu des femmes de ce monde essentiellement violent et patriarcal.
Notons la virtuosité de cette scène d’accouchement, filmée entièrement en un seul plan-séquence, de la naissance du bébé en tant que tel à la traversée immédiate du château par la mère pour l’apporter à la Reine, en passant par la coupe du cordon ombilical. C’est un accouchement qui se déroule « bien », mais malgré tout nous ressentons toute la douleur et toute la force de volonté de cette femme à protéger elle-même et son enfant.
De même, les scènes d’accouchements qui se déroulent « mal » retranscrivent parfaitement le traumatisme des protagonistes féminins, soit qu’elles revoient leur mère mourir en accouchement ou qu’elles affrontent le fait que cette naissance leur coûtera peut-être la vie.
Enfin, la scène où la Reine Allicent doit « gérer » le viol d’une jeune servante par son fils Aegon est menée avec brio : la série fait — enfin ! — le choix de ne pas montrer la violence en tant que telle, ni même d’informer précisément le spectateur de ce qu’il s’est passé.
Au lieu de cela, nous nous retrouvons directement avec le témoignage de la servante, que l’actrice mène avec une maîtrise terrifiante. Maddie Evans n’est présente que dans cette scène, et pourtant elle impressionne le spectateur au même niveau que tous les autres acteurs de renom. De plus, la réaction de la Reine à cette affaire est en même temps pleine de bienveillance — compte tenu du contexte — et pleine de cynisme politicien, montrant avec une réalité froide comment se passaient — et se passe encore — ce genre d’affaire pour ces toutes jeunes femmes abusées par des hommes de pouvoir.
Au-delà de cette thématique du vécu féminin, important dans la série, la mise en scène sait généralement doser ses scènes et ses effets. Citons par exemple la scène, magistrale, où Daemon Targaryen explore une grotte, chantant en haut valérien une mélodie destinée à apprivoiser un dragon. Plus généralement, nous retrouvons une influence certaine du romantisme allemand et anglais, avec cette brume mystérieuse se promenant ici et là selon les décors, et ces longs moments où les personnages contemplent un feu, une plaine, la mer ou un dragon. Cela donne une vie à cet univers, tout en engloutissant les personnages et leurs actions dans quelque chose de plus grand.
La musique, composée par Ramin Djawadi, déjà compositeur de Game of Thrones, a ses moments de bravoure. Notons les sombres notes de piano du morceau The Prince That Was Promised ainsi que les vocalises féminines du thème de Rhaenyra. De plus, il a l’intelligence de réutiliser des thèmes de la série mère pour en fournir ici une variation et les ré-employer différemment, comme le thème de Daenerys ou le thème de la « royauté ».
Néanmoins, nous regretterons la faiblesse générale de ce compositeur qui — à notre sens — se caractérise par une pauvreté au niveau de l’orchestration et des mélodies, ainsi que la réutilisation du générique culte de Game of Thrones pour cette série. Certes, il était difficile de passer outre un tel monument télévisuel, mais il est dommage, car la série perd en identité propre.
Une part de sublime
Il faut se rendre compte de quelque chose : la série est au final plutôt avare en batailles et en duels, de moments où nous pouvons juste nous ranger dans un camp contre un autre, ou juste observer avec un plaisir plutôt sadique des hommes se faire massacrer avec suspens et tension.
La série compense cela avec une direction artistique savoureuse et des intrigues politiques prenantes. Néanmoins, il faut au spectateur son lot d’émotions fortes.
La série a su livrer ici un moment magistral, bien meilleur au final que n’importe quelle bataille, fut-elle avec son lot d’actes héroïques et de sacrifices. Dans notre premier article sur la série, nous disions que si elle s’annonçait prometteuse, il fallait qu’elle offre un « quelque chose de plus », une dimension inattendue, belle et nouvelle, montrant un original aspect de l’humanité. La série sut trouver cette dimension dans l’épisode 8 — qui, paradoxalement, fût si puissant que le spectateur ne peut s’empêcher de ressentir une « retombée » pour les deux épisodes qui le suivent, le final étant en lui-même plus monotone en termes d’intensité — avec le personnage de Viserys Targaryen.
Nous l’avons éludé plus haut dans cette critique : c’est alors pour mieux l’applaudir ici. Viserys est montré comme un personnage faible, hésitant, depuis le début. Il possède certes une force de volonté indéniable, et se tient à ses décisions une fois qu’elles sont prises, mais il n’est pas malhonnête de souligner qu’elles furent presque toutes mauvaises dans la série. De plus, il est bon, naïf, et les opportunistes autour de lui en profitent largement, surtout qu’ils sont loin d’être aussi prompts que lui à faire preuve de bienveillance et de pitié.
C’est un personnage que nous voyons littéralement décrépir et se décomposer sous nos yeux, les maquilleuses trouvant de nouvelles manières de le défigurer un peu plus à chaque épisode.
Nous le retrouvons à l’épisode 8 au plus bas, et si nous le pensions déjà incapable de prendre réellement en main la situation chaotique de sa famille comme son rôle le lui ordonnerait, nous comprenons en le voyant qu’il n’y a plus rien à attendre de lui et que nos personnages, notamment sa fille Rhaenyra prise au piège par les complots des Hightowers, sont livrés à eux-mêmes.
Quelle émotion de le voir alors entrer dans sa salle du trône, son nom clamé haut et fort par sa Garde Royale, alors qu’il est au plus mal, affaibli, décrépi, sur le seuil de la mort, refusant les drogues adoucissant la douleur pour garder la clarté d’esprit nécessaire afin de faire la seule tâche qui lui importe maintenant qu’il est sur le point de tout perdre : défendre sa fille.
Sa marche est pathétique et pourtant épique, lente, chaque bruit de sa canne étant amplifié et résonnant dans tout l’immense hall. L’interprétation de l’acteur Paddy Considine est la meilleure de sa carrière, et tout est parfait dans la mise en scène : le costume de Viserys le rend plus beau et éclatant que jamais malgré son aspect défiguré, alors que les figurants s’inclinent en chœur devant l’autorité indiscutable du Roi, aussi réduit qu’il soit par la vie.
De même, le plan subjectif de Viserys vers sa fille, ainsi que le regard et l’émotion de cette dernière à le voir presque revenir d’entre les morts pour la défendre, sont extrêmement touchants. Enfin, la réaction de son frère Daemon face à son geste, alors qu’une dizaine d’années d’éloignement et de différends les séparent, vient apporter la beauté d’une reconnaissance et d’une réconciliation.
Le morceau, cette fois très bon, de Ramin Djawadi, accompagnant cette scène est une variation du thème triomphant — et plutôt pompeux — de l’arrivée de Robert Baratheon à Winterfell dans le tout premier épisode de Game of Thrones. La royauté y était alors définie de manière classique, avec la puissance et la tradition qui va avec. Ici, la variation montre simplement la noblesse et la force de volonté de ce personnage poussé par l’amour et la dignité.
La bande-son se nomme « Protecteur of The Realm ». Avec cette marche agonisante et puissante, Viserys vient donc protéger son Royaume. En réalité, ce royaume se résume à sa fille.
Quand nous avons contemplé le sublime, le plaisir qui y est lié est parsemé d’une douleur qui se produit en nous, selon Kant, à cause de cette sorte d’aspiration vers l’infini que l’esprit ne peut embrasser tout entier. Le torrent d’émotion qui accompagne l’épisode — qui ne se résume nullement à cette scène dans la salle du trône et possédant d’autres moments très touchants voir déchirants — lié à cette idée d’un amour paternel dépassant tout, correspond à cette définition.
Dotée d’une qualité de production, de direction artistique, de maîtrise narrative et d’audace créative, House of the Dragon se révèle être la série de l’année, et a réussi à raviver la flamme pour l’univers de Westeros trois ans après la douloureuse déception des fans pour la fin de Game of Thrones.
Aujourd’hui, l’avenir de la franchise n’a jamais été aussi prometteur. Seule préoccupation, l’excellent showrunner Miguel Sapochnik a annoncé se retirer du projet après la saison 2, laissant les pleins pouvoirs à ses collègues Ryan Condal et Alan Taylor, à qui il manque une aussi forte identité et style cinématographique. Nous verrons donc s’ils ont les épaules et le talent pour continuer un tel projet.
Néanmoins, alors que toutes les plateformes vidéos se battent pour trouver quelle nouvelle série sera le « nouveau Game of Thrones », avec des tentatives clairement assumées comme la risible série Les Anneaux de Pouvoir d’Amazon Prime, la ratée série Fondation d’Apple TV, et la mitigée série The Witcher de Netflix, un constat sûr vient s’imposer à nous : il n’y a que Game of Thrones pour faire du Game of Thrones.