À l’occasion des quinze ans d’Uber, voici la suite de l’entretien avec Barbara Gomes, enseignante-chercheuse ayant soutenu en 2018 une thèse en droit du travail sur les plateformes numériques. Cette partie s’interroge sur les capacités d’organisation collective des travailleurs, alors même que le système Uber pousse à l’individualisation.
Cet article est la deuxième partie de l’entretien qui nous a été accordé. Retrouvez également la première partie, 15 ans d’uberisation, histoire et définitions, et la troisième partie, sur les leviers institutionnels et perspectives politiques pour freiner Uber.
Quelle a été l’évolution du dialogue social ? Comment s’organisent les travailleurs aujourd’hui ?
Difficilement. Dès lors qu’ils ne sont pas des travailleurs salariés, ou en tout cas pas reconnus comme tels par les plateformes, ils n’ont pas accès au droit du travail, donc par exemple, à la possibilité d’avoir un local syndical dans l’entreprise, d’ailleurs, ils n’ont pas de locaux tout court, ne peuvent même pas aller aux toilettes lorsqu’ils travaillent, c’est dire l’état du collectif… Ce sont en fait des milliers de personnes atomisées par le choix contractuel, complètement stratégique, de leur employeur (qui ne se reconnaît pas comme tel).
C’est donc difficile de s’organiser, pour autant, cela fait des années, avec le CLAP (Collectif des livreurs autonomes des plateformes), avec la CGT coursiers, que les travailleurs se mobilisent, organisent des manifestations, des rencontres avec des élus à l’échelle nationale comme européenne, se rencontrent aussi entre eux et ont mis en place un vrai travail de sensibilisation.
Aussi, le dispositif de l’ARPE (Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi), qui a vocation à se présenter comme une instance de dialogue social, mélangeant plein de compétences d’autres instances, est censé permettre aux travailleurs d’avoir une représentation et de négocier sur certaines thématiques comme la rémunération.
Si j’émets beaucoup de précautions en parlant de ce dispositif, c’est parce qu’il a en réalité vocation à légitimer une forme de statut précaire d’infra-travailleurs des plateformes, qu’il s’agit en réalité d’un CSE très amoindri permettant de mimer l’existence d’un dialogue social alors que le pouvoir de l’employeur reste en réalité plein et entier. Les votes ont été un échec total avec très peu de participation et les accords conclus ne sont même pas respectés selon la CGT. Le nerf de la guerre est de faire reconnaître la présomption de salariat et de remplacer ce dispositif par un véritable CSE afin d’apporter à tous ces travailleurs les droits dont ils sont censés bénéficier.
Il existe une « maison des coursiers » dans le 18e arrondissement, un lieu d’accueil pour les livreurs, ainsi qu’un point d’information et d’accompagnement administratif, syndical et juridique. Que peux-tu nous dire sur cette initiative ?
L’idée de la “maison des coursiers” vient de rencontres avec les organisations syndicales. Lorsqu’on essaye de s’organiser avec les camarades livreurs, on s’est rendu compte que le premier des problèmes est de ne pas avoir de lieu où les travailleurs pourraient s’y rencontrer et échanger. Très vite, étant élue à Paris, nous avons saisi ce pouvoir décisionnaire à l’échelle locale, j’ai tenté de voir si il n’était pas possible d’ouvrir ce lieu, sachant qu’il ne pouvait pas juste être un lieu et qu’il fallait offrir un accompagnement général à ces travailleurs extrêmement paupérisés, un lieu qui puisse répondre à toutes leurs difficultés et qui puisse leur dire “vous êtes chez vous”, d’où l’importance du nom choisi pour ce lieu : “la maison des coursiers”, c’est un lieu qui leur est pleinement destiné.
Ce lieu, qui a ouvert il y a trois ans, est un succès qui a dépassé toutes nos attentes, puisqu’il est extrêmement fréquenté. Y est offert un accompagnement juridique avec des permanences syndicales permettant par exemple d’aider les travailleurs à porter des dossiers en contentieux pour requalifier leurs contrats en contrats de travail. Il y a aussi de l’aide pour trouver un véritable emploi et pas juste une activité sans statut, pour rédiger des CV, des lettres de motivations, trouver des annonces qui sont à la hauteur de leurs compétences. C’est aussi un lieu où se tiennent des permanences de droit plus général, s’il y a des problèmes de logement, des difficultés à se nourrir, parce que oui, il y a des livreurs qui, après leurs courses, sont contraints de faire la queue devant les centres de distribution alimentaire, et ils sont nombreux. Il y a aussi des permanences avec Médecins du monde.
Ce lieu offre un large panel d’aides et d’accompagnements aux travailleurs, mais le but était aussi de faire en sorte que ceux-ci aient à leur disposition un lieu dans lequel ils puissent se reposer, charger leurs téléphones, boire un thé ou un café, retrouver la dimension réellement matérielle du collectif, retrouver conscience et pouvoir s’organiser. Depuis la maison des coursiers ont déjà été organisées de multiples manifestations, dont la très grosse mobilisation des livreurs Uber déconnectés (près de 3 000 travailleurs ont été déconnectés de la plateforme en 2022), au cours de laquelle des milliers de livreurs se sont rassemblés depuis la maison des coursiers. Avant la récente directive européenne, de nombreux travailleurs des plateformes sont également partis de la maison des coursiers jusqu’à Bruxelles afin d’y faire entendre leur voix.
La maison des coursiers est un lieu matériel où les travailleurs peuvent se retrouver entre eux et retrouver leur dignité, un lieu où ils peuvent avoir accès au droit de manière générale et un lieu de mobilisation pour gagner en rapport de force.