Entretien avec Barbara Gomes (3/3) : Leviers institutionnels et perspectives politiques pour freiner Uber.

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Entretien avec Barbara Gomes (3/3) : Leviers institutionnels et perspectives politiques pour freiner Uber.

À l’occasion des quinze ans d’Uber, voici la dernière partie de l’entretien avec Barbara Gomes, enseignante-chercheuse ayant soutenu en 2018 une thèse en droit du travail sur les plateformes numériques. Cette partie s’intéresse à la manière dont institutions et élus peuvent s’opposer aux mécaniques d’ubérisation.

Retrouvez également la première partie, 15 ans d’ubérisation, histoire et définitions, et la deuxième partie, sur la lutte et l’organisation des travailleurs ubérisés.

Quelles sont les évolutions sur l’encadrement des activités d’Uber ? Et celles à venir ?

Avec la loi El Khomri, les amendements Taché (député écologiste qui fut un grand défenseur des plateformes), la loi Avenir professionnel, l’amendement Couillard dans la loi d’Orientation des mobilités : à chaque occasion de donner des droits aux travailleurs, notamment en respectant les décisions de justice qui venaient d’être prises, le gouvernement a imposé des dispositifs visant à essayer de casser les droits des travailleurs et légitimer la situation frauduleuse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les patrons. C’est même comme cela que l’amendement Taché a été justifié dans l’exposé des motifs : “sécuriser les plateformes contre le risque des requalifications”.

Les travailleurs n’ont jamais été sécurisés au contraire des plateformes qui les exploitent, et c’est une constante, comme vu par exemple avec les Uber Files de 2013 à 2017, qui révélèrent que de nombreux membres du gouvernement, dont l’actuel président de la République, se sont impliqués dans l’implantation des plateformes en France. Les positions du gouvernement et de toutes les lois qui ont pu être prises n’avaient vocation qu’à une chose : essayer de légitimer une situation frauduleuse, sécuriser les plateformes pour qu’elles échappent au pouvoir du juge et donc pérenniser la situation d’infra-salariat, même d’infra-travailleurs dans laquelle se trouvent les coursiers.

Quel a été le rôle de l’Union européenne en matière de régulation des plateformes ?

Concernant la régulation des plateformes de travail, de l’ubérisation, c’est la directive en préparation actuellement qui tend à imposer une présomption de salariat et qui va peut-être avoir des effets positifs, bien qu’à mesurer, pour les travailleurs des plateformes.

L’UE, dès 2020 au sommet de Porto, avait conscience qu’il fallait absolument intervenir sur la question de l’explosion du nombre de travailleurs des plateformes, qui sont autant de milliers de personnes à exercer leur activité en dehors du statut de l’emploi, donc étant privés de leur accès au droit du travail, à la protection sociale, etc. Cela fait échos à de fortes mobilisations de ces travailleurs, s’organisant au niveau européen, se retrouvant à Bruxelles, discutant et développant des stratégies. Les négociations ont abouti à une prise de position de la Commission, qui a accepté de présenter un texte pour réglementer les plateformes numériques. 

Il faut savoir que la France a été l’un des pays, sinon le pays, le plus entravant dans l’aboutissement de ces négociations. L’avant-dernière discussion, en trilogue, avait échoué en raison de l’opposition de la France. Pour résumer, on pourrait dire que l’UE compte deux gros pays dont le poids aurait pu faire basculer le texte vers une présomption de salariat ou alors, au contraire, vers une légitimation du modèle des plateformes : l’Allemagne qui, du fait de sa situation particulière de coalition, s’est abstenue et la France qui s’y est opposée, Emmanuel Macron et son gouvernement étant de fervents défenseurs de ce modèle économique.

Par miracle, une dernière négociation a permis d’aboutir à un texte, qui n’est pas parfait (et il va y avoir un vrai enjeu de transposition au niveau national), mais il témoigne tout de même d’une position de l’UE explicitement en faveur des travailleurs, ce qui est un fait marquant, loin d’être anodin à l’égard de l’histoire de l’Union.

Quels sont les travaux en cours au niveau parlementaire, municipal ou même à l’échelle des arrondissements portés par les élus communistes ?

Chaque niveau est important, et même le niveau européen, et c’est important à l’approche des élections de juin. La directive européenne sur les plateformes sera amenée à être améliorée par les eurodéputés. Emmanuel Maurel, député européen membre de la liste Gauche unie menée par Léon Deffontaines pourra aider à porter ce texte et à le perfectionner, puisqu’il renvoie tout de même aux présomptions existantes dans les États membres, en plus d’exempter la présomption sur certaines matières de la question pénale, alors même que Deliveroo a déjà été condamné à des milliers d’euros d’amende et des peines de prison avec sursis.

Au niveau local, le développement de la maison des coursiers a été un facteur important pour aider les travailleurs, les mobiliser, et les organiser.

L’enjeu à l’échelle nationale est de faire reconnaître une véritable présomption de salariat, et même aller au-delà, en permettant de déclencher des enquêtes automatiques, générales, de l’Inspection du travail. Ainsi, si un livreur est contrôlé sans contrat, que cela puisse à terme engendrer un contrôle sur toute l’entreprise, retirant la charge mentale contentieuse pesant sur les épaules des travailleurs extrêmement précaires, travaillant sept jours sur sept avec des horaires démentielles, parfois plus de quinze heures par jour. Si c’était l’Etat qui décidait de faire ses propres règles plutôt que de se soumettre au capitalisme de plateforme.

La cours de cassation tend systématiquement à requalifier en contrat de travail l’activité des travailleurs de plateformes. Qu’est-ce qui empêcherait aujourd’hui concrètement l’avènement de cette présomption salariale ? S’agit-il seulement d’un manque de volonté politique ?

Le juge ne peut répondre que dans le cadre de ses compétences, il n’est pas législateur et n’a pas vocation, pas le pouvoir d’imposer cette requalification globale. Les requalifications individuelles sont censées pousser les employeurs à rectifier leur comportement. 

Cependant, les modèles auxquels nous avons à faire ont une stratégie d’une grande brutalité, qui consiste à ignorer complètement et volontairement le droit des pays dans lesquels ils s’importent. Au lieu de choisir les pays dans lesquels ils s’implantent en fonction des normes, les plateformes font l’inverse et tentent d’imposer leurs propres normes dans les États une fois installées. C’est même une question de souveraineté. On se soumet à la volonté d’un modèle économique au lieu de leur imposer la même loi qui s’applique à tout le monde. En réalité, les plateformes sont un cheval de Troie contre notre modèle social, contre l’emploi et cette idée que le travail donne accès à un statut. Elles représentent l’aboutissement d’un rêve néolibéral brutal pour les travailleurs, et ce n’est pas étonnant qu’Emmanuel Macron en soit le premier porte-voix.


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