En 1996, le président de la République Jacques Chirac décide de mettre fin à toute vitesse à la conscription pour avoir une armée professionnelle. Les partis de gauche, et singulièrement les communistes sont contre ce projet, y compris les jeunes.
Chirac suspend le service militaire
Créé en 1798, le service militaire s’inspire de la levée en masse de 1792 dont le succès permet la victoire de l’armée révolutionnaire à Valmy. Un temps sélectif, et même aboli pendant la restauration monarchiste, l’appel sous les drapeaux devient universel (pour les hommes) en 1905.
90 ans plus tard, sous prétexte de « modernisation », Jacques Chirac met fin à ce qu’a été l’organisation de l’armée républicaine pendant deux siècles. L’armée de métier était jusqu’alors en France associée à l’Ancien régime, à la restauration et à l’occupation. La République avait toujours, avec des évolutions, eu recours à la conscription.
Selon le président de la République, « l’armée professionnelle de demain est une armée de 350 000 hommes (…) qui pourra projeter, être présente, de façon efficace et suffisante ». Le choix d’une armée de projection, à l’étranger, et non plus de défense nationale, était ainsi affirmé.
Dotée en vérité aujourd’hui d’environ 205 000 soldats, l’armée professionnelle ne serait capable de « projeter » que 20 000 hommes, malgré un budget toujours plus important ces dernières années.
Abandonner la conscription pour réintégrer l’OTAN
La fin du service militaire présente quelques avantages pour un alignement politique de la France sur l’OTAN et les États-Unis.
Une armée professionnelle permet de décider d’engager les forces armées sans convaincre la nation. Plus besoin de passer par le Parlement pour débattre de l’engagement des appelés dans un conflit armé. Les militaires étant des professionnels, présents généralement à l’étranger, il n’y a plus lieu de convaincre la population et leur entourage du bien-fondé d’un tel choix.
La professionnalisation facilite également la participation à des coalitions qui n’ont pas obtenu de mandat international, notamment dans le cadre des opérations de l’OTAN. En distendant le lien entre l’armée et la nation, le pouvoir peut substituer l’OTAN aux Nations unies comme outil de règlement des conflits.
Enfin, elle permet de se doter d’une armée de projection, une sorte de corps expéditionnaire permanent, sur des « théâtres d’opération » lointains. La défense nationale n’est plus assurée dans ce cas que par la dissuasion nucléaire, la seule dissuasion militaire devenant insuffisante vu la moindre capacité de concentration de forces. Un choix budgétaire certes coûteux, mais également dangereux tant il conduit à brandir la menace de l’arme nucléaire en cas de crise.
Une réforme précipitée et décidée au sommet
Jacques Chirac supprime la conscription sans vraie consultation et débat sur le rôle des armées. Malgré des doutes dans son propre camp politique (le RPR), il annonce la fin du service militaire le 22 février 1996 et promulgue la loi de suspension le 28 octobre 1997.
La commission parlementaire qu’il a missionnée pour examiner cette possibilité a pourtant exprimé de lourdes réserves. La commission armées-jeunesse a pour sa part défendu le service national, redoutant une « dérive politique » de l’armée et sa future autarcie.
Pour passer en force, le débat parlementaire a été découpé en plusieurs temps, entre une loi de programmation militaire, une loi sur la restructuration des armées, une loi de finances et la loi de suspension. Les parlementaires ont été ainsi mis progressivement devant le fait accompli. Chirac a même suspendu l’appel sous les drapeaux dès le 1er janvier 1997, bien avant que la loi ne le permette fin octobre.
La période de transition entre les deux modèles d’armée devait se faire en six ans, deux fois plus rapidement qu’au Royaume-Uni, elle s’interrompt finalement de manière anticipée en 2001. La conscription s’arrête en trois ans, à marche forcée.
Opposition de la gauche (au départ)
La gauche était opposée à cette perspective, particulièrement le parti communiste.
L’attachement à une armée mixte et à la conscription tient en partie au camp républicain et révolutionnaire. L’opposition à l’armée de métier est ainsi une opposition à la séparation de l’armée et de la nation. Les communistes ont bien en tête que, lors du putsch d’Alger, ce sont les soldats du contingent qui ont arrêté les putschistes.
En 1996, dans un reportage de France 2, le député de droite Pierre Lellouche (RPR) estime que « modifier ce service en fonction d’une armée qui sera plus professionnalisée (…) est une bonne direction ». Les députés de gauche sont bien plus réservés, voire opposés. Jean-Michel Boucheron (PS) est partagé et souhaite « que les jeunes aient le choix entre un service militaire et un service civil ». Il n’est pas question à ce stade pour le parti socialiste de suivre la position de Jacques Chirac, et c’est après la dissolution de l’Assemblée nationale que ce parti s’y ralliera.
Dans ce même reportage, Jean-Pierre Chevènement redoute qu’on soit « en train de confectionner une sorte de corps expéditionnaire permanent à base de professionnels et de renvoyer les appelés dans des formes de services civils ».
Les communistes sont les plus virulents contre le projet de Chirac.
Réaction du parti communiste
Ainsi le journal l’Humanité du samedi 24 février 1996 titre « la nation mise à l’écran ? ».
Les communistes font alors le lien entre l’intégration européenne, la désindustrialisation, les pertes de souveraineté et la dissolution du service national. Ils redoutent « un assujettissement des forces françaises à l’OTAN ou à son pilier européen », « une fuite en avant vers une force européenne qui sera dominée par les États-Unis ».
« La France va-t-elle perdre un à un tous les instruments de sa souveraineté ? Jacques Chirac est décidé, en tout cas, à hâter le processus ouvert par la signature du traité de Maastricht. La Défense nationale ? Vouée d’ici à six ans à l’effacement dans le cadre de l’Union européenne. Le pouvoir politique ? La Constitution française est déjà subordonnée aux traités européens. Le franc ? Promis à la disparition le 1er janvier 1999 pour cause de monnaie unique. La maîtrise des atouts industriels du pays ? Mise en cause par la conjonction entre privatisations et restructurations dans l’acceptation de la guerre économique. La diplomatie ? M. de Charette a proposé hier une “collaboration plus étroite” avec l’Allemagne, allant jusqu’à “l’implantation” d’ambassades ou de consulats communs en Asie… »
Dans la même édition, on lit dans l’article intitulé « Le retour des corps expéditionnaires » : « Pourquoi le gouvernement veut-il supprimer le service national ? N’est-ce pas pour mettre en place une armée bonne à tout faire… et notamment les sales besognes ? »
Il est souligné que le contingent n’a pas été envoyé lors de la guerre du Golfe, en raison de l’opposition de l’opinion. « On peut trouver là confirmation que la conscription constitue bien une garantie démocratique, un lieu où la nation peut dire son mot, un garde-fou contre les dérives militaristes. À cet égard, on se souvient du rôle que les appelés jouèrent dans l’échec du putsch d’Alger, conduit par un “quarteron de généraux” et des régiments parachutistes professionnels. »
Hostilité au service civique
Notons que le journaliste communiste rejette encore plus vivement la perspective d’un service civique. « Quelle justification pourrait-on trouver à l’instauration d’un service national non militaire, sinon de procurer une main-d’œuvre gratuite… une sorte de STO ? », demande-t-il.
C’était aussi l’inquiétude de la CGT qui dénonce, selon l’Humanité, la « mise à disposition gratuite de la jeunesse pour assumer des activités qui devraient relever d’emplois stables », ainsi que « l’abandon du concept de défense nationale » et « le choix d’une organisation militaire européenne sous la tutelle de l’OTAN ».
Le journal Le Monde rend compte dès le 25 février 1996 de la réaction du parti communiste. On lit :
« Robert Hue, secrétaire national du PCF, a vivement critiqué, vendredi, la suppression du “lien armée-nation que constitue la conscription, au profit d’une armée de métier”. (…) De son côté, Alain Bocquet, président du groupe communiste de l’Assemblée nationale, a accusé M. Chirac de “brader tout l’héritage gaulliste”. »
C’est aussi la méthode de réforme qui est dénoncée. Dans l’Humanité, le 28 janvier 1997, l’auteur dénonce un « débat pipé » : « il s’agit bel et bien de la disparition de fait de l’association des citoyens à la défense du pays ».
« Paul Mercieca redira sans nul doute, avec le groupe communiste, son hostilité à une réforme qui “conduit à l’abandon de l’idée d’armée mixte garante de l’esprit républicain et de la sécurité du pays” et présentant “un risque réel de rupture entre l’armée et la nation que le ‘rendez-vous citoyen’ ne pourra éviter”. »
Le caractère dangereux de la « suspension » est souligné dans un autre article daté du 19 septembre : « Il est même prévu un recrutement massif en cas d’urgence. Jean-Claude Sandrier (député PCF) n’a pas manqué d’interroger sur la portée réelle d’une telle disposition en l’absence de toute instruction militaire minimum. »
La position des jeunes
La première réaction des organisations de jeunesse après l’annonce du président de la République est hostile à la réforme.
Si le Mouvement des jeunes socialistes (MJS) refuse une armée de métier, il reste ouvert à des formes de service civil « non concurrentielles des emplois existants ».
Le MJCF est plus radicalement opposé au projet de Chirac. Pour les jeunes communistes, « les mesures tournent le dos à la paix ». Une armée de métier « échapperait à tout contrôle populaire » et « pourrait être utilisée comme force de répression dans le pays et sur toute la planète ».
Le mouvement de jeunesse oppose par ailleurs le service civique à « la création de vrais emplois au lieu de précariser la jeunesse ».
Seuls les Jeunes Verts acceptent plus ou moins la réforme, qualifiant le service militaire de « corvée criminelle ».
Consensus au MJCF
Si les archives nous manquent pour comprendre la manière dont les jeunes communistes se sont exprimés contre la fin du service militaire (il faudrait notamment exhumer les numéros du journal l’Avant-Garde à la Bibliothèque nationale si une vraie étude historique était faite), on retrouve quand même facilement la teneur des débats du MJCF sur ce sujet.
Dans le hors-série d’Avant-Garde consacré au congrès de 1996 à Villejuif, plusieurs pages sont consacrées à ce débat. Le MJCF est alors une organisation revendiquant près de 60 000 membres. Lors du Congrès, plusieurs membres de la direction effectuent leur service national, qui est une expérience très concrète et commune : il ne s’agit donc pas pour eux d’un débat abstrait.
Le rapport d’introduction de la secrétaire générale d’alors estime que « la réforme de notre Service national pour aller à la professionnalisation est dangereuse. Le plaidoyer des États-Unis pour que Paris devienne le maître d’œuvre d’un pilier européen de l’OTAN en atteste ».
« Chirac propose une armée complètement coupée de la Nation, pour mieux devenir un corps de professionnels, gendarmes du monde au service des grandes puissances », poursuit-elle.
Et de conclure : « Il faut inventer avec les jeunes un nouveau type de Service militaire utile à la jeunesse (…) où l’on apprenne véritablement, un service qui donne des qualifications, permette une formation, permette à notre peuple de défendre la France, parce que nous voulons un monde de coopérations ».
« Contrôle des forces armées par la population »
Dans la salle, les délégués s’approprient le débat. Un délégué voit dans le service militaire « un élément déterminant du contrôle des forces armées par la population, par la présence même des appelés », et confirme « le lien des appelés avec leur famille, leurs amis, la société ».
Plusieurs délégués soulignent le rapport entre la fin du service national et le retour de la France dans l’OTAN.
Les débats font état d’une crainte particulièrement aiguë : être obligés d’effectuer un service civique et être plongés dans la précarité de l’emploi.
« Le service civique, c’est le moyen pour Chirac de détourner les aspirations à un service intéressant et formateur. C’est prendre la place de vrais emplois, précariser encore et toujours. Quant à l’aspect obligatoire, si ça ne concernait plus la Défense nationale, ça ressemble beaucoup au STO de Pétain ».
Dans ce débat, les jeunes se sentent concernés par l’enjeu de la défense nationale, qu’ils ne veulent pas voir détourné par l’impérialisme, principalement par attachement à la paix. Ils ne se sentent pas largués par les technologies modernes, car ils se savent de plus en plus qualifiés, et trouvent dangereux qu’on renonce à les former. Surtout, ils ne veulent pas devenir une main-d’œuvre corvéable qui n’a par ailleurs plus aucune voix sur la politique étrangère de leur pays.
« Il ne s’agit plus d’empêcher la guerre, mais de pouvoir la faire »
En 1996, les communistes proposent un contre-projet à la défense européenne et à l’abandon de la défense nationale. « Pour la sécurité, la souveraineté et le rayonnement de la France, une défense nationale rénovée, une politique active de paix et de désarmement ».
Le projet de Chirac est dénoncé. « C’est donc bien de cela qu’il s’agit. Non pas empêcher une agression contre le territoire national, ni préserver la liberté et la souveraineté du pays, mais pouvoir aller guerroyer partout dans le monde dans le cadre de forces d’action rapides européennes intégrées à l’OTAN, voire directement sous commandement américain ou de l’OTAN. Il ne s’agit plus d’empêcher la guerre, mais de pouvoir la faire. »
Le PCF défend au contraire « une défense strictement au service de la nation ». Cette armée pourra « participer utilement à des missions internationales de maintien de la paix sous commandement de l’ONU ». Et non de l’OTAN.
L’armée de métier n’est pas la bonne réponse pour les jeunes, qui doivent se voir proposer un service militaire qualifiant et dotant le pays de cadres de réserve qualifiés. Cette réforme, il s’agit de l’élaborer avec eux au lieu de mettre le pays devant le fait accompli. « Un nouveau type de service utile à la fois aux jeunes et à la France » ne sera pas un service civique supprimant des emplois stables.
Contre une défense européenne
Pour les communistes, les militaristes sont du côté des partisans de l’armée de métier, gendarme du monde. Contre la « militarisation de l’Union européenne », ils demandent alors la dissolution de l’OTAN dont « rien ne justifie l’existence ».
« Face aux projets en cours de réalisation du pilier européen de l’OTAN — et de son élargissement —, il faut faire grandir l’exigence d’un dépassement de la logique de bloc et de la construction d’un système de sécurité collective incluant tous les pays du continent, y compris la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. »
Des mots qui résonnent fortement aujourd’hui, 28 ans plus tard, alors que l’entrée potentielle de l’Ukraine dans l’OTAN fait planer le risque d’une troisième guerre mondiale.
Au moment où Emmanuel Macron décide seul de ne pas exclure l’engagement de nos soldats dans le conflit en cours, nous rappelons la crainte du député communiste Robert Manceau qui accusait en 1965, à la tribune de l’Assemblée, le gouvernement de vouloir « dans le cadre de la guerre atomique (…), écarter les hommes du contingent, les questions militaires restant selon [eux] le domaine exclusif de spécialistes ».